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  ENS Lettres et sciences humaines Communication culture et société


Le soutien de la Fondation Rockefeller à l’intégration de la logique publicitaire dans les musées de science (1936-1941)

Manon NIQUETTE, William BUXTON
Département d’information et de communication, université Laval (Québec)
Department of Communication Studies, Concordia University

 


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Mots-clés : musée de science, exposition, communication, récit, publicité.

Le chaînon manquant : le programme de recherche en communication de la Fondation Rockefeller

À partir des cas de trois musées de science américains, nous avons procédé à une étude historique[1] de la transformation communicationnelle des musées durant les années 1930, sous l’égide de la Fondation Rockefeller. En 1939, la Fondation Rockefeller finançait une étude sur les techniques d’exposition commerciales utilisées dans les expositions universelles de New York et de San Francisco. C’est à partir de cette étude que fut conçu l’ouvrage East is East and West is West, rédigé par le conservateur du Buffalo Museum of Science, Carlos E. Cummings (1940), avec l’assistance d’un groupe de jeunes stagiaires. Cette opération était aussi le fruit d’une collaboration avec le New York Museum of Science and Industry qui, à partir de la même étude, produisit son propre volume - Exhibition Techniques : A Summary of Exhibition Practice (1940). Le livre de Cummings est souvent décrit comme un moment décisif dans la transformation des pratiques muséales ; l’attention se serait dès lors orientée vers les composantes du message. Selon Denis Samson et Bernard Schiele, ce livre aurait notamment été le premier ouvrage à insister sur l’importance du récit - storyline - dans les expositions (Samson, Schiele 1989, p. 114 ; Samson 1993, p. 94). Schiele (1992, p. 71-97) associe ce tournant communicationnel à l’influence des travaux fonctionnalistes de Paul Lazarsfeld sur l’audience et l’efficacité des médias. Notre recherche confirme cette interprétation tout en apportant les nuances nécessaires à sa validation. Ainsi, l’étude explique comment d’une part, l’aide accordée par la Division des sciences humaines - Humanities - de la Fondation Rockefeller aux musées de science et d’autre part, le soutien dont a bénéficié Lazarsfeld, relèvent d’un seul et même programme de financement pour la recherche en communication. L’étude explique aussi comment les visées de cette organisation philanthropique ont pu influencer le tournant communicationnel des pratiques muséologiques aux États-Unis, à l’heure même, où selon Jacqueline Eidelman (1988), le Palais de la Découverte se posait en France comme paradigme d’une muséologie cohérente avec un nouveau système de légitimation culturelle.

Au début des années 1930, le contexte économique de la dépression força les musées privés à élargir leurs activités professionnelles de façon à rejoindre un public plus étendu et à se définir comme des « établissements voués à l’éducation aux adultes »[2]. Cette orientation allait dans la même direction que le nouveau programme de la Division des sciences humaines de la Fondation Rockefeller dont le but était d’aider « certaines institutions communautaires désignées à développer des méthodes pour élargir le champ d’appréciation critique du public »[3]. Une attention plus grande était accordée aux moyens de diffusion culturelle et à la communication publique des connaissances qu’aux préoccupations de recherche des universitaires. Les musées étaient vus comme des institutions capables de rejoindre un public aussi vaste que celui du théâtre, du film ou de la radio.

Les commissaires de la Fondation Rockefeller jugeaient que les musées de sciences naturelles ou des sciences et de l’industrie étaient beaucoup plus en avance que les musées d’art pour ce qui est du développement de techniques d’exposition à la fois éducatives et populaires. Le Brooklyn Museum, alors un musée généraliste incluant les champs de l’archéologie, de l’anthropologie, de l’histoire naturelle et des arts[4], était réputé expérimenter un bon nombre de techniques d’exposition inhabituelles et d’activités éducatives. Le Buffalo Museum of Science était considéré pour sa part comme l’« une des institutions les plus progressistes et les plus alertes du pays, grâce notamment à la disposition séquentielle, logique et systématique de ses galeries »[5]. La Fondation Rockefeller voyait en ces musées, incluant le New York Museum of Industry and Science, une occasion inespérée de soutenir des expériences de formation du personnel et d’expérimentation de nouvelles méthodes d’exposition.

Le Brooklyn Museum : dans les vitrines modernes du musée sociologique

En septembre 1935, une première subvention de 44 000 $ pour la formation de jeunes stagiaires en provenance de divers musées américains était accordée au Brooklyn Museum. Aux yeux de la Fondation Rockefeller, la nouvelle politique du Brooklyn Museum, orientée vers les besoins du public, constituait son principal atout. Le plan original de Philip Youtz, le nouveau directeur du Brooklyn Museum, était de rattacher ce qui était montré aux visiteurs à leur propre expérience. À cette fin, un étalagiste spécialisé dans l’aménagement de vitrines avait été engagé pour apporter son aide au montage des expositions, ce qui eut l’heur de plaire aux commissaires de la Fondation Rockefeller. Les techniques d’étalage commercial étaient systématiquement étudiées et adaptées aux besoins du musée, un autre bon point selon la Fondation. Pour Youtz, c’était là une façon d’assurer la démocratisation du musée, de rendre ce dernier intelligible pour le citoyen moyen. Youtz avait même réfléchi à l’idée de développer un projet de « musée sociologique »[6]. C’était pour lui malheureux qu’aux États-Unis, les méthodes de présentation visuelle soient uniquement devenues l’affaire de la publicité et du cinéma, alors qu’en Russie, le gouvernement soviétique avait vu dans leur application au musée l’un des moyens d’éducation les plus efficaces.

Critiquant le fait qu’aux États-Unis l’art avait tendance à être la propriété exclusive des bien nantis, Youtz envisageait de transformer le Brooklyn Museum en un « musée socialement engagé »[7]. Il pensait que les jeunes stagiaires devaient non seulement apprendre comment exposer le matériel, mais d’abord et avant tout devenir conscients de leur obligation envers le public.

Le recours de Youtz à l’équation publicité-éducation dans un contexte de démocratisation sociale des savoirs était parfaitement cohérent avec la tendance de la Fondation Rockefeller à soutenir des projets pour lesquels la relation commerciale constituait un cadre de référence. Cette tension entre l’acceptation du cadre commercial et le besoin concomitant de dépasser ce cadre caractérisait les programmes de la Fondation Rockefeller en communication (Buxton 1998, p. 187-209).

Au nombre des méthodes expérimentées au Brooklyn Museum et encensées par les commissaires de la Fondation Rockefeller, figure l’aménagement des objets exposés selon un ordre chronologique, géographique ou technologique. Il est donc plausible de croire que le recours à des techniques de narrativité n’ait en aucun cas été une approche exclusive au Buffalo Museum of Science. Les nombreux éloges exprimés à l’endroit de ces techniques dans plusieurs documents de la Fondation Rockefeller portent à croire qu’il s’agissait en réalité d’un des principaux critères pour l’attribution de fonds. À cause de l’importance que le recours au récit semblait avoir pour la Fondation, il mérite que l’on s’y arrête.

Il est bien connu qu’à la fin de la Première Guerre mondiale, les musées de sciences et de technologies européens étaient un modèle pour ce qui est de l’organisation séquentielle des artefacts (Richards 1925, p. 18 et 25 ; cité dans Hudson 1987, p. 95 et 99). La mise en scène chronologique date en fait d’aussi loin que la Révolution française et l’invention de la culture démocratique (Hooper-Greenhill 1992, p. 188). Le développement de l’idée de progrès et l’émergence des disciplines historiques au xixe siècle ont amené les musées modernes européens à élaborer des représentations linéaires, didactiques et évolutionnistes du passé (Walsh 1992, p. 22-24). L’entreprise taxonomique de l’histoire naturelle donna le ton (Haraway 1989, p. 29). Les artefacts ne servaient alors que de supports visuels à la matière enseignée en classe ou dans les manuels. Le paradigme émergent lié à la forme narrative dans les musées était alors un paradigme d’éducation.

Cette période diffère d’une autre, plus tardive, décrite par Robert C. Post et Arthur P. Mollela (1997, p. 47-82) que nous qualifions d’interprétative. Cette période serait marquée par l’idée que les récits muséaux sont des constructions et que différents récits peuvent être conçus. En mettant l’accent sur les contextes sociaux plutôt que sur les objets, les concepteurs d’exposition ont ouvert la voie à une politisation des contenus, laquelle s’est manifestée par un processus constant de négociation des représentations historiques entre les musées et les groupes d’intérêt sociaux.

Si comme le montre notre étude, il existe bel et bien un rapport étroit entre la logique publicitaire et l’utilisation du récit dans les musées, l’obligation pour les institutions muséales de négocier le contenu de leurs représentations avec l’extérieur ne peut s’expliquer uniquement par le fait qu’elles aient eu soudainement recours à une approche plus contextuelle. Aussi, nous faisons l’hypothèse que le passage du paradigme éducatif à la plus récente approche interprétative est redevable au tournant communicationnel des années 1930, insufflé par l’insertion de la logique publicitaire dans les musées.

La nouveauté dans la technique du storyline, telle que développée par le Buffalo Museum of Science et d’autres musées subventionnés par la Fondation Rockefeller, résidait dans la conception d’une exposition comme un récit autonome - connoté de façon à toucher l’imaginaire symbolique du public - voire la conception globale d’un musée devenu lui-même « conteur d’histoires ». Très peu d’attention a été accordée au fait que le recours massif à la technique du récit dans les publicités de la fin des années 1920 et du début des années 1930 ait été l’une des principales sources d’inspiration pour l’exacerbation des représentations progressistes et téléologiques dans les musées américains, durant cette même période. Si la formation de l’institution muséale moderne au xixe siècle participait de l’émergence des idées modernes liées à l’ordre, l’évolution et le progrès, les transformations du musée de l’entre-deux-guerres ne pouvaient échapper au vent de propagation des mythes fondateurs de la civilisation occidentale et des grands systèmes d’idées porteurs d’un finalisme triomphant. En définissant le musée comme une institution de diffusion culturelle, au même titre que la radio ou la presse, on ouvrait la voie à ce qui peut être vu aujourd’hui comme l’une des premières formes de convergence des médias. Le mot d’ordre était le même pour tous : rejoindre le public le plus vaste possible. La professionnalisation du métier de publicitaire, consécutive au développement explosif d’agences de publicité dans les années 1920, contribua à faire de la réclame commerciale une autorité culturelle (Laird 1998, p. 379-380). On jugeait à cette époque que les messages qui racontaient une histoire émouvante remplie de symboles familiers pour le grand public étaient les plus efficaces. La technique du récit jusqu’alors la plus répandue correspondait à ce que l’historien de la publicité Roland Marchand appelle les « tableaux sociaux » (Marchand 1985, p. 165-167). La bande dessinée publicitaire constituait l’une de ses formes les plus populaires. Dans ce contexte, le concept de storyline désignait ce qui est communément entendu par le terme « récit », soit un « discours narratif de caractère figuratif - comportant des personnages qui accomplissent des actions - » (Greimas, Courtès 1993, p. 307). C’était donc surtout, en publicité, la structure actantielle qui définissait le récit, c’est-à-dire la progression d’actions réalisées par des personnages devenus agents de ces actions, jusqu’à la finalité souhaitée, dans ce cas, l’adoption du comportement désiré par un ou plusieurs actants. Appliqué au contexte de la muséologie des sciences, le concept de storyline semble avoir pris un sens quelque peu différent. La dimension actantielle, bien qu’opérante, demeurait encore souvent abstraite : l’évolution naturelle, le progrès scientifique, le développement industriel n’étaient encore que peu ou pas du tout personnifiés. La structure narrative ne se limitait pas pour autant à une simple succession d’éléments. Le récit muséal était défini en tant que tel non seulement selon une perspective distributionnelle - suite d’antécédents et de conséquents solidaires -, mais aussi intégrative : c’est le sens qui devenait dès l’abord le critère de chaque unité narrative. Si, par exemple, une section du musée ne pouvait être pleinement comprise sans avoir préalablement visité la précédente, c’est surtout parce que cette section entretenait une relation de nature verticale avec l’ensemble de l’exposition. Dans le cas où l’ensemble du musée était conçu comme un récit, le nom donné à chaque galerie, de même que les unités de contenu de ces galeries, étaient nécessairement connotés par la thématique générale du récit. Cette relation entre les parties et le tout de l’exposition est indicielle. Comme l’explique Roland Barthes (1976, p. 16-21), la distribution des unités n’est pas faite que de fonctions, mais aussi d’indices caractériels qui renvoient à un niveau supérieur d’intégration sémantique. Il serait donc plausible de croire que c’est par l’intervention plus grande de la relation indicielle dans la structure narrative du récit muséal, que l’emprunt de la technique du storyline à la publicité a rendu possible la plus grande contextualisation des contenus dont traitent Robert C. Post et Arthur P. Mollela et qui selon eux, est à l’origine même du processus de négociation des représentations muséales que nous connaissons aujourd’hui.

Le New York Museum of Science and Industry : l’art de « dorer la pilule éducative » par la publicité

Le commencement d’une convergence entre l’éducation muséale et la publicité apparaît de façon marquée dans le cas du New York Museum of Science and Industry - NYMSI. La première subvention de 50 000 $ fut accordée en septembre 1935 pour le développement de nouvelles méthodes d’exposition publique - 1936-1938. La seconde, offerte en décembre 1939, totalisait 25 000 $ et constituait un complément au budget général du musée. Ces sommes sont importantes si l’on considère que le budget annuel du NYMSI, en 1935, était de 115 000 $ et que les frais de location annuels du musée s’élevaient à 44 000 $[8].

La vision que le nouveau directeur du NYMSI, Robert P. Shaw, avait des fonctions de communication dans les musées était en parfaite harmonie avec celle de la Fondation Rockefeller. La devise de Shaw était que l’exposition devait « dorer la pilule éducative »[9] en divertissant les visiteurs de musée. Comme il l’exprimait lui-même dans un numéro de la revue The Scientific Monthly  : « Beaucoup de progrès a été réalisé depuis le jour où empiler “un demi-mille de boîtes de tomates” était la façon la plus innovatrice de concevoir l’exposition »[10]. Shaw précise que l’exposition universelle de Chicago avait joué un rôle important dans l’évolution des techniques d’exposition. Depuis cet événement, un dispositif présentant des conserves de tomates, plutôt que de se limiter à des rangées de boîtes de métal, situerait plutôt le produit dans son contexte historique et expliquerait la place que les conserves de tomates prennent aujourd’hui dans la vie quotidienne des gens. Dans le même article, Shaw décrit le recours au récit comme l’une des méthodes d’exposition les plus progressives ayant été développées au NYMSI. Il rapporte que la technique du récit avait été appliquée de façon marquée dans la section sur l’électrotechnologie, l’histoire de l’électricité étant racontée « à travers une série de segments d’exposition, où chacun d’eux représentait une phase de cette histoire et préparait le visiteur à comprendre la phase suivante »[11].

L’intérêt commun qu’avaient le NYMSI et le Buffalo Museum of Science pour l’évaluation d’expositions a amené ces deux institutions à collaborer, durant les deux expositions universelles de 1939, à l’étude des méthodes applicables au musée. Suite à cette étude, le NYMSI publia son propre livre, Exhibition Techniques : A Summary of Exhibition Practice. Ce livre paru en même temps que le livre produit par Carlos E. Cummings au Buffalo Museum of Science, East is East and West is West. L’Exhibit News Letter, un bulletin mensuel publié par le NYMSI à l’intention du personnel cadre du monde des affaires et de l’industrie, décrivait le livre Exhibition Techniques comme un « instrument indispensable pour tous les dirigeants impliqués dans les domaines de la publicité, de la promotion, des foires commerciales ou des relations publiques, et pour chacune des étapes constitutives de ces domaines »[12].

On peut aisément comprendre que le ton instrumentaliste de l’ouvrage produit par le NYMSI était différent de l’approche plus littéraire favorisée par le Buffalo Museum of Science. Dans son programme de coopération industrielle, le NYMSI avait offert aux compagnies privées de produire une section d’exposition à leur image, « conçue de façon éducative tout en s’insérant dans une vaste campagne de relations publiques »[13]. Il serait exagéré d’affirmer que le NYMSI souhaitait se transformer en espace de location pour stands de relations publiques. La Fondation Rockefeller voyait d’un bon œil que les musées modernes comme le NYMSI deviennent financièrement autonomes et que cette autonomie soit rendue possible grâce à une collaboration avec l’industrie. Toutefois, les commissaires applaudissaient aussi au fait que le NYMSI ait su garder le plein contrôle sur les méthodes de présentation de la publicité - particulièrement lorsque des espaces étaient donnés ou loués à d’importantes industries - et que le musée ait pu fixer les quantités de temps et d’espace allouées. En définitive, ce que le NYMSI offrait aux compagnies en échange de leurs dons était l’occasion de raconter, chacune, leurs histoires devant le public du musée. Cette politique se voulait en étroite correspondance avec la mission éducative du musée qui, selon une affirmation du président du NYMSI, Frank B. Jewett, se proposait d’« offrir aux citoyens non-initiés et aux techniciens une vue d’ensemble du développement des compétences scientifiques et industrielles, depuis leur première manifestation jusqu’à leur état actuel, tout en précisant bien que cet état actuel ne représentait qu’un pas dans une évolution en pleine expansion »[14]. Reprise dans une résolution du Conseil d’administration de la Fondation Rockefeller, l’affirmation de Jewett s’avérait conforme aux principes de l’organisation philanthropique. On peut donc en conclure que la technique du récit, dans le contexte d’un musée de science, était plus qu’une méthode moderne et efficace d’exposition ; elle constituait le véhicule par excellence des idéaux du progrès, l’essence de la foi américaine en son développement industriel. Dans un autre ordre d’idées, la technique du récit était également vue comme un excellent dispositif éducatif et un outil de relations publiques accrocheur. Elle permettait de réconcilier deux tendances antagonistes présentes au sein de la Fondation Rockefeller, l’éducation et le profit, sans pour autant sombrer dans la domination commerciale et la publicité de mauvais goût.

Le Buffalo Museum of Science : un musée qui se raconte des histoires

L’application de la technique du récit à une exposition sur l’anthropologie, comme ce fut le cas au Buffalo Museum of Science, posait un tout autre ordre de problèmes. En 1937, le directeur adjoint de la section des sciences humaines de la Fondation Rockefeller et responsable du programme de financement de la recherche en communication, John Marshall, rendit visite au président du Buffalo Museum of Science, Chauncey J. Hamlin. Au sortir de sa visite, Marshall s’est dit particulièrement impressionné par l’organisation des éléments de l’exposition, disposés de façon à transmettre d’importantes idées au public, issues non seulement des sciences naturelles, mais aussi des sciences sociales et de la culture. La Galerie de l’Homme[15] était à ses yeux le clou du musée. Sur un ton purement évolutionniste, le contenu de cette galerie prétendait tracer le développement de la civilisation en représentant, d’un côté, la société agraire comme une société primitive et de l’autre, la dite « civilisation contemporaine » comme l’accomplissement ultime de l’humanité. Les tentatives de Franz Boaz, à la fin du xixe siècle, pour sensibiliser les musées d’anthropologie au relativisme culturel étaient restées sans écho. L’idée que le musée devait raconter une histoire pour être plus attrayant avait pour conséquence directe de renforcer la perspective évolutionniste et ce faisant, l’ethnocentrisme. Les commissaires de la Fondation Rockefeller voyaient dans cette application élargie de la technique du récit,une « perspective centrée sur l’illustration claire des idées plutôt que sur l’étalage d’une multitude d’objets »[16]. Leur enthousiasme pour cette approche apparaît de façon évidente dans le rapport annuel de 1937, à l’intérieur duquel sont cités les propos d’Hamlin sur le recours au récit :

Ce que nous faisons c’est tenter d’écrire et d’illustrer intégralement la fascinante histoire de la science moderne dans notre document - notre musée - chapitre par chapitre, dans nos diverses galeries, lesquelles galeries mènent chacune, naturellement, à la suivante et forment, chacune, la partie logique d’un tout. Nous commençons le récit avec un compte rendu de l’unité essentielle de toutes les formes de matière et nous concluons par une démonstration des visées ultimes de notre civilisation, soit l’unité essentielle de l’humanité dans l’ensemble des rapports interdépendants dont est composée la vie moderne.[17]

Le chapitre sur la technique du récit dans le livre de Carlos E. Cummings, East is East and West is West, est certainement la partie la plus connue de ce livre. Selon toute vraisemblance, l’idée d’avoir recours à la narration dans les musées ne trouve pas son origine dans les études réalisées par Cummings et son équipe au cours des expositions universelles de 1939. Il apparaît certain que la Fondation Rockefeller, par l’intermédiaire de son programme d’aide aux musées, en a été l’un des principaux instigateurs.

Conclusion : l’évaluation muséale, une émanation directe de la logique publicitaire

Les vues de la Fondation Rockefeller sur la modernisation des musées par la voie des techniques de communication ont sûrement eu une influence marquée dans la mesure où Chauncey J. Hamlin, le président du Buffalo Museum of Science, est devenu en 1946 le principal fondateur du Conseil international des musées - ICOM -, qu’il en a été le président jusqu’en 1953, et qu’il a été membre de la délégation américaine à l’Unesco, juste avant que l’ICOM s’associe à l’Unesco.

Dans un rapport sur l’aide attribuée aux musées jusqu’en 1950 par la Fondation Rockefeller, John Marshall évaluait que ce sont les subventions accordées au Brooklyn Museum et au Buffalo Museum of Science qui ont eu la plus grande portée et qui se sont avérées les plus efficaces. L’idée avant-gardiste de développer de nouvelles méthodes pour rejoindre le public était, selon Marshall, devenue maintenant prédominante dans les musées, même ceux réputés jadis les plus conservateurs, tels le Metropolitan Museum de New York ou le Louvre à Paris. La plupart des stagiaires subventionnés par la Fondation qui étaient demeurés dans le métier et qui avaient obtenu des postes influents ont transmis le fruit de leur expérience à d’autres musées. Quatre de ces stagiaires venaient respectivement de Chine, d’Australie, de Suède et du Royaume-Uni. Forte de cette expérience, la Fondation Rockefeller a également octroyé en 1941 une subvention similaire de 12 500 $ au Museu Nacional de Rio de Janeiro, ainsi qu’à d’autres musées d’Amérique centrale et du Sud. Instruit de ces faits, Marshall trouvait amusant qu’on ait accusé la subvention accordée au Brooklyn Museum de ne former qu’« au simple aménagement de vitrines commerciales »[18].

Pour conclure, nous aimerions référer au remarquable plaidoyer que Joëlle Le Marec (1997, p. 165-191) avait rédigé en faveur d’une démarche d’évaluation muséale centrée sur le sens des rapports sociaux institution-public plutôt que sur une conception marchande du public comme audience. Si les nuances apportées par l’auteur sont essentielles pour que les pratiques d’évaluation actuelles soient en concordance avec la vocation sociale de l’institution muséale publique, il n’en demeure pas moins important - en vertu des mêmes principes - de comprendre ce qui permet, historiquement, d’affirmer que l’évaluation de la vocation éducative des musées est effectivement une émanation directe de la logique publicitaire. Certes, les influences se sont multipliées depuis, mais l’attrait que présente la mesure de l’efficacité continue dans plusieurs musées de s’abreuver aux mamelles de la communication persuasive. Les conclusions que nous pouvons tirer de notre étude ne se limitent pas à quelques musées américains. La notoriété internationale des études publiées par Buffalo Museum of Science et le New York Museum of Science and Industry, leur insertion dans un vaste programme de financement qui està l’origine même du champ disciplinaire des études en communication (Rogers 1994 ; Buxton 1998, p. 187-209), la participation de stagiaires étrangers aux activités de formation financées par la Fondation Rockefeller, l’extension du programme à d’autres pays, le rôle centralqu’ajouéChaunceyHamlin dans la fondation de l’ICOM, sont autant de raisons qui permettent d’avancer que l’influence de la Fondation Rockefeller sur la transformation communicationnelle des musées de science dépasse largement le cadre de la muséologie américaine. Notre étude nous renseigne aussi sur la façon dont les expositions universelles ont marqué le développement de la muséologie scientifique contemporaine. L’influence des expositions universelles ne se limite certainement pas aux seuls musées états-uniens et les cas présentés dans ce texte ont connu un rayonnement qui est loin d’être négligeable.

Bibliographie :

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[1] Les auteurs remercient Tom Rosenbaum et Darwin Stapleton du Rockefeller Archive Center pour leurs précieux conseils en vue de la préparation de cette étude. Manon Niquette est particulièrement reconnaissante du soutien financier accordé grâce aux bourses du Rockefeller Archive Center et du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada - CRSH. Ce travail se veut un hommage aux recherches entreprises par notre collègue et ami, feu Denis Samson.

[2] Traduction libre : active agencies for adult education.

[3] Traduction libre. Rockefeller Archive Center, Pocantico Hills, New York, Archives de la Fondation Rockefeller (abrégé « RAC, RF » dans les notes suivantes), Quarterly Bulletin, VIII-X, 1934-1936, 8, chemise 378.31R59Q.

[4] Connu aujourd’hui sous le nom de Brooklyn Museum of Art, le Brooklyn Museum était le musée central du Brooklyn Institute of Arts and Sciences, une société privée à but non lucratif.

[5] Traduction libre. RAC, RF, Leonard Outhwaite, A Note on Special Activities of Museums, 1-2, chemise 3005, carton 252, série 200, groupe 1.1.

[6] Traduction libre : sociological museum. RAC, RF, Philip Youtz à David Stevens, 1er juin 1936, chemise 2547, boîte 212, série 200, groupe 1.1 - projects US.

[7] Traduction libre : socially oriented museum. RAC, RF, Rockefeller Foundation resolution 35116, « Brooklyn Museum - Training of Museum Personnel ».

[8] RAC, RF, Rockefeller Fondation resolution 35372, 27 septembre 1935, chemise 3115, carton 262, série 200, groupe 1.1., p. 1.

[9] Traduction libre : to sugar-coat the educational pil.

[10] Traduction libre. Robert P. Shaw, « Developments in science museum techniques and procedures  », Scientific Monthly, 48, 1939, p. 443.

[11] Traduction libre. Ibid, p. 445.

[12] Traduction libre. RAC, RF, Exhibit News Letter, « Survey of world’s fair Exhibition Techniques  », p. 1-4, chemise 3120, carton 262, série 200, groupe 1.1.

[13] Traduction libre. RAC, RF, correspondance, Frank B. Hewett à Edward R. Stettnius Jr., 20 octobre 1939, p. 2, chemise 3116, carton 262, série 200, groupe 1.1.

[14] Traduction libre. RAC, RF, Rockefeller Fondation resolution 39100, 5 et 6 décembre 1939, chemise 3115, carton 262, série 200, groupe 1.1.

[15] Traduction libre : Hall of Man.

[16] Traduction libre. RAC, RF, Rockefeller Foundation resolution 37071, 21 mai 1937, p. 1, chemise 2555, carton 213, série 200, groupe 1.1.

[17] Traduction libre. RAC, RF, correspondance, Chauncey J. Hamlin à John Marshall, 15 mars 1937, chemise 2555, carton 213, série 200, groupe 1.1. Cité dans RAC, RF, Rockefeller Foundation Annual Report, 1937, p. 314-315.

[18] Traduction libre : mere window dressing. RAC, RF, John Marshall, The Rockefeller Board and Museums, document interne, 9 décembre 1955, groupe 3.


Citer cet article : Manon Niquette, William Buxton, « Le soutien de la Fondation Rockfeller à l’intégration de la logique publicitaire dans les musées de science (1936-1941) », colloque Sciences, Médias et Société, 15-17 juin 2004, Lyon, ENS-LSH, http://sciences-medias.ens-lsh.fr/article.php3 ?id_article=74

 

 
     
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