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  ENS Lettres et sciences humaines Communication culture et société


L’anorexie et la féminité à Mexico : des représentations du corps à l’influence des facteurs socioculturels

Karine TINAT
CIESAS, Mexico

 


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Mots- clés : anorexie mentale, féminité, représentation, corps, société.

 

Parler des troubles de la conduite alimentaire, d’anorexie mentale ou de boulimie, ou des personnes susceptibles de vivre de telles pathologies revient, en partie, à se référer à certains faits et caractéristiques propres à la femme. Au cours du xxe siècle, différents travaux, restitués dans l’historique des conceptions pathogénétiques dressé par Jean et Évelyne Kestemberg (1998, p. 15-17), ont démontré l’importance de la dimension féminine dans l’anorexie. En 1939, Angelo Hesnard soulignait le refus de pénétration et de grossesse entre autres bases névrotiques du trouble ; à la fin des années 1940, les écrits de Juliette Boutonier et Serge Lebovici révélaient l’importance du rôle de la mère dans la genèse de l’anorexie ; en 1959, Boos associait la pathologie à la crainte de la maturation féminine du corps. Quelques décennies plus tard, des féministes américaines et britanniques comme Kim Chernin - 1985 - et Susie Orbach - 1986 - présentaient l’anorexie comme une conséquence du patriarcalisme de la société, que les anorexiques en soient les victimes par excellence ou qu’elles incarnent une forme de protestation contre lui (Guillemot, Laxenaire 1997, p. 73-77). Ces approches ont éclairé d’un jour nouveau la compréhension de ces troubles, au travers de l’analyse des facteurs socioculturels actuels et du rôle joué par la femme dans la société.

La répartition dans le monde de l’anorexie et de la boulimie coïncide avec un contexte socioculturel particulier, propre à un certain niveau de développement économique atteint notamment aux États-Unis, en Europe de l’Ouest et au Japon. Par ailleurs, ces pathologies semblent émerger depuis peu dans les couches occidentalisées des pays en voie de développement (Toro 1996, p. 98-133). Le Mexique, pays qui souffre de malnutrition, enregistre depuis une dizaine d’années une augmentation du nombre de ses anorexiques. Deux études épidémiologiques, publiées en 2000 et 2002, révèlent que les jeunes filles de Mexico qui manifestent des comportements à risques représenteraient 5,4 % entre 13 et 15 ans et 16,1 % entre 16 et 18 ans, et que 2,8 % d’entre elles seraient prédisposées à développer un syndrome clinique des troubles de la conduite alimentaire (Unikel, Saucedo-Molina 2002, p. 54 ; Unikel, Villatoro Velázquez 2000, p. 146). Une troisième étude plus récente, réalisée auprès d’adolescentes de la région de Michoacán, en milieu semi-urbain, dégage des résultats similaires (Bojorquez, Unikel 2004, p. 197). Ces statistiques, qui ne se limitent pas à la population de Mexico, ne sont pas insignifiantes et soulèvent la question suivante : dans quelle mesure la société mexicaine permet-elle à certains de ses individus de développer ces pathologies ?

Cet article ne prétend pas répondre exhaustivement à cette question si vaste : seules quelques pistes seront ici fournies. Dans un premier temps, nous souhaitons nous orienter vers les représentations du corps et appréhender le féminin - sa symbolique, son contenu - au travers des pratiques engagées par ces anorexiques mexicaines. Dans un deuxième temps et toujours à partir du discours tenu par ces jeunes filles, il s’agira de mesurer l’impact de certains facteurs socioculturels, comme le « culte de la minceur » et le rôle de la femme dans la société, dans l’évolution de leur trouble. L’objectif fixé par ces lignes est d’observer lequel de ces deux éléments socioculturels peut être le plus influent dans cette pathologie émergente au Mexique, et de voir si cet élément peut être décrypté dans les représentations que ces anorexiques ont de leur corps.

Cette recherche anthropologique sur l’anorexie et la féminité au Mexique repose sur un travail de terrain qui a débuté en novembre 2003, dans un hôpital public et une clinique privée de Mexico. Au sein de ces deux institutions, nous menons un travail d’observation participante lors des consultations et psychothérapies de groupe et réalisons des entretiens approfondis et individuels avec des patientes anorexiques. À ce jour, ces jeunes filles sont au nombre de huit, ont entre 12 et 23 ans et sont issues de milieux sociaux moyens à supérieurs.

Les rapports entre représentations du corps et féminité

L’anorexie est une pathologie descriptible par une symptomatologie massive. Entre autres manifestations corporelles, on peut mentionner le refus de maintenir un poids corporel au-dessus d’un poids minimum normal pour l’âge et la taille, la peur intense de grossir, la perception erronée du corps, l’aménorrhée, la chute des cheveux, le développement de la pilosité, la fragilité des ongles, la froideur des membres, l’insomnie et la fatigue due à une hyperactivité[1]. En ce qui concerne ces symptômes presque stéréotypés, une remarque préliminaire s’impose. Quatre des huit jeunes filles étudiées se voient, se sentent maigres et ne sont pas envahies par la peur de grossir. L’inobservation de ce critère ne serait pas propre aux anorexiques mexicaines ; mais, comme le démontre Josep Toro, il s’agirait plutôt d’une spécificité des premiers cas d’anorexie individualisés dans le monde non occidental (1996, p. 98-133).

La recherche d’un corps musclé, léger et dynamique

Que ces filles soient désespérées par leur maigreur ou par la mollesse et la grosseur de leurs membres, toutes rêvent d’avoir un corps plus musclé. Elles se livrent facilement à une évaluation des parties et souhaiteraient : une poitrine plus développée, un fessier rebondi, des hanches parfois plus larges, un ventre plat et ferme, des jambes et des bras plus musclés. Les filles s’adonnent donc au sport quotidiennement - course à pied, gymnastique, etc. - afin de « sculpter leur corps », « brûler des calories », « se libérer » ou « se sentir plus légères »[2].

La recherche de légèreté est commune à toutes ces jeunes filles. Qu’elles se perçoivent maigres ou grosses, toutes se sentent lourdes. Le jeûne, le vomissement autoprovoqué, la transpiration pendant l’effort, l’usage et les effets des laxatifs représentent pour elles une délivrance, le moyen d’effacer toutes sensations de lourdeur.

Enfin, cette quête de légèreté est souvent associée à l’envie d’être active et dynamique. Si certaines se réjouissent que l’inanition les rende hyperactives, d’autres se plaignent de leur corps paresseux et épuisé. La valorisation du dynamisme est omniprésente dans leur discours : une des filles ne s’assoit jamais dans les transports en commun pour être plus tonique ; une autre apprécie ses insomnies qui lui donnent le temps de faire de longues séances d’abdominaux.

Le plaisir d’un corps chaud, sec ou aménorrhéique et maîtrisé

L’hypothermie, consécutive aux restrictions alimentaires, est symptomatique de l’anorexie. Toutes les jeunes filles interrogées tolèrent difficilement cette sensation et cherchent parfois à réchauffer leur corps en superposant les vêtements et/ou en absorbant des boissons chaudes. L’une d’elles prend plusieurs douches par jour, d’abord brûlantes pour se réchauffer puis glacées pour « perdre des calories et raffermir ses tissus ». Si le plaisir d’avoir chaud est recherché par toutes, la souffrance du froid est en revanche valorisée si elle facilite l’amaigrissement. Leur expérience du chaud et du froid est également reliée à une certaine préférence pour la période hivernale ou estivale. Certaines affectionnent l’hiver parce qu’elles « brûlent facilement des calories » - surtout quand elles refusent de se couvrir - et dissimulent leur maigreur ou leur « gros ventre » sous leurs vêtements. D’autres préfèrent l’été parce que le beau temps les tonifie et les encourage à multiplier leurs activités en extérieur ; l’hiver, à l’inverse, les rend apathiques. Quelle que soit leur préférence pour l’une ou l’autre saison, leurs arguments laissent apparaître en filigrane la recherche de la légèreté et du dynamisme, le rejet du corps paresseux et non présentable.

Sept des huit jeunes filles interrogées présentent une aménorrhée depuis au moins six mois. Cette disparition des règles est d’abord vécue comme une grande libération - les règles sont un « vrai cauchemar » - ; mais, aux réjouissances succède l’inquiétude, surtout lorsqu’elles prennent conscience des conséquences qui peuvent en découler - ostéoporose. Au bout d’un an d’aménorrhée, elles aspirent ardemment à retrouver « un corps sain et un corps de femme » car la femme sans règles représente à leurs yeux l’« anormalité maximale ».

Enfin, le concept le plus fort chez l’anorexique est le contrôle (Buckroyd 1997, p. 26). D’un point de vue corporel, celui-ci prend forme à travers différentes pratiques : les pesées pluriquotidiennes et les mesures à l’aide d’un ruban métrique ou du fameux pantalon-étalon - souvent de taille 12 ans ; le jeûne prolongé qui fournit un sentiment de toute-puissance ; l’absorption jusqu’à dix litres d’eau par jour « pour tuer la faim ». Si le contrôle de la sensation de faim est le plus difficile à exercer - elles se représentent leur estomac comme étant leur « pire ennemi », un « organe géant et trop autoritaire », « vil parce qu’il appelle la nourriture » -, ce contrôle, souvent résumé par l’équation « faim + jeûne = maigrir », est aussi à la source d’une grande satisfaction personnelle.

Une interprétation symbolique de ces représentations

L’expérience que l’anorexique fait de son corps, avec et contre lui, n’est pas sans interpeller l’anthropologue désireux de trouver une logique présidant à cet ensemble de comportements. La mise en relief de ces objectifs poursuivis par l’anorexique, qui visent un idéal corporel - musclé, léger, dynamique, chaud, sec et maîtrisé -, invite à établir un parallèle avec le discours aristotélicien. Ce discours est certes très ancien mais, comme le suggère Françoise Héritier, « il n’est pas évident qu’il soit impossible de retrouver ailleurs et même dans notre propre culture des traces de cette dichotomie fondamentale » proposée par Aristote et qui oppose le masculin et le féminin (1996, p. 86).

Le schéma ici présenté reprend donc certaines des valeurs contrastées que l’on retrouve dans les grilles de classement du masculin et du féminin et qui correspondent à l’expérience anorexique. Les signes + et - traduisent la valorisation positive ou négative qui émerge du discours anorexique au sujet de ces différents concepts. Les flèches justifient certaines des valorisations en reflétant les nuances apportées par les filles : sont valorisés positivement le froid et l’humide quand ils permettent d’obtenir la légèreté ; le chaud est connoté négativement lorsqu’il induit la sensation de lourdeur ; l’humide et le sec sont valorisés tantôt positivement tantôt négativement selon que la jeune fille se réjouit ou s’inquiète de son aménorrhée.

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Interprétation symbolique de l’expérience anorexique d’après le discours aristotélicien

Sans doute le recours à cette dichotomie n’a-t-il qu’une seule vertu, celle de donner une interprétation symbolique de la répartition du féminin et du masculin dans les représentations du corps chez ces anorexiques mexicaines. Cette symbolique est toutefois apparue lors des entretiens. Pour ces filles, le corps masculin présente de nombreux avantages : la force physique - « les femmes dépendent des hommes pour les lourdes manœuvres et le bricolage » ; l’absence de menstruation ; la rapidité à se préparer (pour le choix des vêtements et pas de maquillage) ; la non-obligation d’avoir un corps parfait - « il y a des hommes qui mangent beaucoup et qui ne grossissent jamais » - ; enfin, une des filles avancera que l’« homme, de par sa constitution, a plus de pouvoirs que la femme : c’est l’homme qui viole la femme et non le contraire ». D’après cette liste d’arguments, on notera que ces filles relient la recherche du corps fort et musclé, le sec ou l’aménorrhée, la légèreté, la rapidité ou l’actif, le voulu ou le maîtrisé à la masculinité. Ces arguments nous amènent donc à rejoindre Héritier qui écrit que « c’est cet ensemble valorisé de conceptions très profondes qui continue de légitimer non pas simplement la différence, mais l’inégalité entre les sexes » (ibid.).

Le désir d’être femme et mère

Faut-il en déduire que ces anorexiques mexicaines regrettent de ne pas être des hommes ? Inconsciemment peut-être parfois, mais consciemment certainement pas. Ce sont d’abord des filles qui aiment prendre soin d’elles. Elles sont très friandes de parfums, laits hydratants - pour contrecarrer leur peau sèche - et cosmétiques. L’épilation est essentielle à leurs yeux, surtout quand leur corps est recouvert d’un duvet lanugineux - lanugo - ; l’image de cette pilosité « détestable » les renvoie, disent-elles, « à l’ère des hommes primitifs ». Ce sont ensuite des filles qui aiment mettre leur corps en valeur par le port de bijoux ou d’accessoires assortis à leurs tenues. Enfin, les plus âgées sont très conscientes des charmes corporels féminins ; la danse est pour elles « un bon moyen pour séduire les garçons et exprimer sa sensualité ». Ces remarques sont à nuancer. L’itinéraire ou « la carrière anorexique » (Darmon 2003) comporte différentes phases où la jeune fille tantôt porte à l’extrême ce travail de l’apparence corporelle, tantôt y renonce complètement. Pendant des semaines, une jeune fille s’est présentée en thérapie vêtue de façon négligée, les cheveux hirsutes et gras, le teint hâve et non maquillé. Mais, selon nous, cet abandon corporel reflète davantage leur état dépressif, ou leur envie momentanée « de ne pas attirer les regards masculins » comme l’expriment la plupart, que le déni total de leur féminité.

Si Jacques Maître écrit que les diverses « façons anorectiques d’être au monde » se trouvent toutes caractérisées par le refus « d’assumer l’apanage des femmes dans la transmission de la vie » (2000, p. 13), cette recherche au Mexique, pour l’heure, nous empêche de valider cette affirmation. Sur les huit jeunes filles enquêtées, toutes sans exception aspirent à être enceintes et se projettent assez facilement en spéculant sur le nombre d’enfants désirés, souvent élevé. La grossesse représente pour elles un moment « merveilleux, synonyme d’épanouissement et de partage intense ». Ces filles s’imaginent également allaiter leur future progéniture : le lait maternel est « la meilleure nourriture pour l’enfant » ; l’allaitement est un acte « tendre et naturel », un moment où « la mère transfère à l’enfant quelque chose pour toujours, pour survivre ».

Enfin, ces jeunes filles sont très claires : elles n’auraient jamais aimé être des hommes d’un point de vue corporel. Toutes se targuent du pouvoir qu’elles ont et que n’ont pas les hommes, qui est de pouvoir enfanter, « sentir l’enfant grandir en soi » et l’allaiter. Le deuxième argument rejoint les considérations énoncées plus haut sur l’esthétique : une femme peut se maquiller et disposer d’une garde-robe diversifiée. L’une d’elles affirmera aussi : « les femmes sont plus évoluées physiquement que les hommes parce qu’elles ont deux organes différents : un pour uriner et un autre pour les relations sexuelles [...]. C’est un peu comme si la nature nous avait mieux dotées que les hommes ! ».

Ces anorexiques mexicaines font donc l’apologie du corps féminin en évoquant, entre autres avantages, le pouvoir génésique des femmes. Cependant, il n’est pas du tout sûr qu’à un niveau inconscient, ces filles ne soient pas dans un rejet de leur féminité. Le passage par la dichotomie aristotélicienne, qui offre une interprétation symbolique, le démontre. Une autre preuve de cette dénégation est leur rapport avec la sexualité. Nulle pour sept d’entre elles, cette sexualité fait l’objet d’un désintérêt ou est reléguée à l’imaginaire ; l’implication émotionnelle du couple les effraie. L’expérience corporelle vécue par ces anorexiques mène à penser que ce corps se situe dans un entre-deux : entre le féminin et le masculin ; entre des mouvements conscients et inconscients ; entre deux âges, l’enfance et l’âge adulte ; entre le biologique et le social ou encore la nature et la culture.

L’influence des facteurs socioculturels chez les anorexiques mexicaines

Aujourd’hui, la part des facteurs socioculturels susceptibles d’influencer l’émergence de l’anorexie - ou de la boulimie - reste très discutée. Les ouvrages, écrits jusqu’à ce jour, semblent se répartir en deux camps : il y a ceux qui affirment que ces facteurs ne sauraient jouer qu’un rôle contextuel (entre autres : Darmon 2003, p. 11 ; Maître 1997, p. 229-230 ; Maillet 1995, p. 14 ; Raimbault, Eliacheff 1996, p. 51-60) et ceux qui soutiennent au contraire qu’ils jouent un rôle très important (entre autres : Toro 1996, p. 98-132 ; Guillemot, Laxenaire 1997, p. 128-129 ; Barriguete, Jorge 2003, p. 243)[3]. Afin de mesurer cet impact socioculturel dans l’anorexie au Mexique, il paraît fondamental de dissoudre ce concept de « facteurs socioculturels » et de dissocier particulièrement « le culte de la minceur » répandu par les médias et le rôle de la femme dans la société. Selon nous, ces deux phénomènes, bien qu’interdépendants, n’ont pas le même degré d’importance dans l’évolution de la pathologie.

Mexico, une ville sous l’influence du « culte de la minceur »

Mexico, deuxième plus grande ville du monde, est largement occidentalisée. Il suffit de longer l’avenue du Président Masarik pour contempler les nombreuses boutiques de mode et de haute couture, où les mannequins, semblables à ceux des pays occidentaux, présentent des corps longilignes et de couleur claire, auxquels peu de Mexicaines peuvent s’identifier. Parallèlement, dans les quartiers plus populaires, l’œil est constamment arrêté par d’immenses inscriptions murales « Perdez du poids ». Enfin, dans les couloirs du métro ou sur les marchés, de nombreux herboristes offrent tous types de remèdes miracles pour maigrir. L’injonction à la minceur est visible en tous lieux et s’adresse à toutes les couches de population.

Des anorexiques influencées par le « culte de la minceur » ?

Les jeunes filles interrogées sont unanimes : les images des mannequins visibles dans les revues ou projetées par le petit écran les encouragent à maigrir. Si certaines sont très affirmatives, d’autres en revanche estiment que ces images jouent un rôle secondaire, qu’elles « ne les aident pas » sans être à l’origine de leurs restrictions alimentaires. Suivre la mode est essentiel pour la plupart, « pour être au même niveau que les autres et heureux dans la société ». La chirurgie esthétique tenterait cinq d’entre elles, pour une liposuccion du ventre, une augmentation de la poitrine ou des muscles fessiers. Enfin, toutes font une consommation excessive de produits light, et quatre d’entre elles sont inscrites dans une salle de musculation.

Ces anorexiques mexicaines disent donc être influencées par le « culte de la minceur ». Mais, à nos yeux et en nous rangeant à l’avis de Jacques Maître, « l’allégation d’un excès de rondeurs enfreignant les normes à la mode ne fournit aux intéressées qu’un argument de circonstance » (1997, p. 229). Cet argument est d’ailleurs souvent avancé par ces filles en début de thérapie, lorsqu’elles n’ont pas encore démêlé l’écheveau de leur conduite pathologique. L’éclosion des salles de sport à Mexico ou le lancement récent des produits light sur le marché véhiculent l’image du « corps musclé, dynamique et léger », c’est-à-dire une justification « toute prête » à ces anorexiques, qui veulent s’affranchir de leur mal-être. Or, si ce « culte de la minceur » visible en tous lieux constituait le ferment de la pathologie, il y aurait alors davantage d’individus affectés.

Des anorexiques influencées par le rôle de la femme dans la société mexicaine ?

Lors d’un récent débat sur la condition de la femme dans la société mexicaine, Marta Lamas (2000, p. 16-17) exposait que, tout au long du xxe siècle, les femmes ont lutté pour sortir de la sphère domestique et s’affirmer dans l’espace public, au prix d’une double journée de travail tentant de concilier profession et maternité. Aussi soulignait-elle que, de nos jours encore, cette conquête de l’espace public crée des conflits internes - et externes - chez les femmes qui, en délaissant la sphère domestique, ont l’impression d’adopter des conduites masculines et de perdre leur féminité. Ce changement du rôle de la femme dans la société, sans être nouveau, n’est pas résolu et s’observe sur le terrain. La plupart des mères de ces anorexiques sont des femmes au foyer, responsables de l’intendance domestique et de l’éducation des enfants. Les jeunes filles, quant à elles, aspirent toutes à mener de front travail et maternité. Afin de choisir le moment opportun pour avoir des enfants, elles seraient également enclines à recourir aux moyens de contraception, avant et entre leurs grossesses. Ce détail, qui n’en est pas un, montre à quel point elles se chargent de leur émancipation.

Contrairement au « culte de la minceur », les jeunes filles relient moins spontanémentce facteur socioculturel à leur pathologie. Néanmoins, lors des entretiens, on sent que cet aspect se situe davantage au cœur du problème de l’anorexique. En effet, au travers du discours de ces jeunes filles, on retrouve à la fois des traces de la valorisation de l’embonpoint - la non-peur de grossir, l’envie d’avoir certaines formes corporelles, etc. - et de l’importance de la reproduction, mais on y décèle également l’envie de rompre avec le destin qu’a eu leur propre mère. Sans vouloir imputer à ce deuxième élément l’entière responsabilité du développement de l’anorexie, nous avancerons qu’il semble davantage faire le lit de la pathologie que le « culte de la minceur », peut-être parce qu’il est relié à un autre facteur prédisposant, celui de la famille.

Conclusion

L’expérience de terrain nous montre que, derrière la façade offerte par ces jeunes filles qui reconnaissent difficilement leur comportement pathologique - on notera que ces lignes taisent la représentation d’un « corps malade » -, se logent des histoires personnelles et familiales parfois douloureuses et par conséquent plus susceptibles d’être à l’origine de leur trouble. Parmi les cas observés au cours de ces mois, nous avons vu jaillir au cœur de ces histoires la question de l’inceste avec ou sans passage à l’acte, la destruction de certains liens de parenté, la lutte contre la domination masculine, le plus souvent contre l’autorité du père ou du frère, ou encore le renoncement à une destinée semblable à celle de la mère.

Cette anorexie au Mexique semble donc émerger dans des contextes familiaux où les relations de genre sont souvent problématiques. L’incapacité de ces jeunes filles à gérer ces relations les plonge dans une expérience émotionnelle qui se traduit par un refus de nourriture. Que l’évolution du rôle de la femme dans la société mexicaine, transposée à leur échelle familiale et détectable dans leurs relations interpersonnelles, ait un impact au niveau de leur pathologie constitue une voie d’exploration. En tout cas, on ne saurait nier son apparition en filigrane dans les représentations que ces jeunes filles ont de leur corps, notre approche symbolique ayant démontré que le conflit qui les habite ne se situe non pas simplement dans la différence, mais dans l’inégalité entre les sexes.

Bibliographie :

American Psychiatric Association, 1994, Diagnostical and statistical manual of mental disorders : DSM-IV, Washington DC, trad. espagnole J. J. López-Ibor Aliño, Barcelone, Masson (Biblioteca DSM), 1995.

Barriguete M., Jorge A., 2003, « Aspectos transculturales en los trastornos de la conducta alimentaria », Anorexia Nervosa desde sus orígenes a su tratamiento, Barcelone, Ariel, p. 243-256.

Berman S., Lamas M., 2000, « Mujeres : un debate abierto », Letras Libres, 16, p. 16-20.

Bojorquez I., Unikel C., 2004, « Presence of disordered eating among mexican teenage women from a semi-urban area : its relation to the cultural hypothesis », European Eating Disorders Review, 12, p. 197-202.

Buckroyd J., 1997, Anorexia y Bulimia, Barcelone, Martínez Roca (El pequeño libre práctico).

Darmon M., 2003, Devenir anorexique - Une approche sociologique, Paris, La Découverte (Textes à l’appui / Lab. Sciences Sociales).

Guillemot A., Laxenaire M., 1997, Anorexie mentale et boulimie - Le poids de la culture, Paris, Masson (Médecine et psychotérapie), 2e éd.

Héritier F., 1996, Masculin/Féminin - La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob (Sciences humaines).

Kestemberg E. et J., Decobert S., 1998, La faim et le corps, Paris, PUF (Le fil rouge), rééd.

Maître J., 2000, Anorexies religieuses, anorexies mentales - Essai de psychanalyse sociohistorique. De Marie de l’Incarnation à Simone Weil, Paris, Les Éditions du Cerf (Sciences humaines et religions).

Maître J., 1997, Mystique et féminité - Essai de psychanalyse sociohistorique, Paris, Les Éditions du Cerf (Sciences humaines et religions).

Maillet J., 1995, Histoires sans faim - Troubles du comportement alimentaire : anorexie, boulimie, Paris, Desclée de Brouwer (Intelligence du corps).

RaimbaultG.,EliacheffC.,1996,Lesindomptables-Figuresdel’anorexie,Paris, Odile Jacob (Opus), rééd.

Toro J., 1996, El cuerpo como delito - Anorexia, bulimia, cultura y sociedad, Barcelone, Ariel.

Unikel C., Saucedo-Molina T., 2002, « Conductas alimentarias de riesgo y distribución del indice de masa corporal en estudiantes de 13 a 18 años », Salud Mental, 25 (2), p. 49-57.

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[1] Les quatre premières manifestations corporelles mentionnées correspondent aux critères diagnostiques de la quatrième version de la classification psychiatrique américaine qu’est le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders : DSM-IV (1995, p. 558-559). Les institutions médicales ici concernées recourent à cet ouvrage de référence pour établir leur diagnostic, même si elles constatent souvent que leurs patientes ne remplissent pas le second critère qui est la « peur de grossir ».

[2] À cause de leur faiblesse physique, certaines filles se voient dans l’obligation de cesser leurs pratiques sportives ; cette injonction médicale, souvent vécue comme un drame, est largement enfreinte par les patientes.

[3] Le discours médical au Mexique tend à rejoindre ce deuxième courant de pensée en mettant en avant le parallélisme entre l’évolution de la société et celle de l’épidémiologie des troubles alimentaires.


Citer cet article : Karine Tinat, « L’anorexie et la féminité à Mexico : des représentations du corps à l’influence des facteurs socioculturels », colloque Sciences, Médias et Société, 15-17 juin 2004, Lyon, ENS-LSH, http://sciences-medias.ens-lsh.fr/article.php3 ?id_article=69

 

 
     
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