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  ENS Lettres et sciences humaines Communication culture et société


Les expertises dans le cadre de la communication publique sur le sida en France : recours à la recherche ou appui sur l’expérience

Geneviève PAICHELER
CNRS / CERMES

 


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Mots-clés : sida, associations, expertise, communication publique.

Le cadrage des problèmes sanitaires

Face aux risques sanitaires et aux réponses institutionnelles qui leur sont apportées, nous voyons se développer une mise en question de l’expertise scientifique et une revendication de la participation des citoyens aux décisions qui concernent leur santé. La conjonction entre traitement politique et solutions techniques - univoques, rationnelles, faisant autorité - s’estompe. En effet, les citoyens contestent les décisions prises loin d’eux, ou en dehors d’eux, dans des cénacles hermétiques. Ils tendent à revendiquer la prise en compte de leur point de vue (Callon, Lascoumes et Barthe 2001).

Le traitement politique des problèmes en général, et de ceux ayant trait à la santé, procède de la définition d’un « cadre » qui va déterminer les actions mises en œuvre. Mais avant d’aborder la question de son cadrage[1], il importe qu’un problème soit reconnu comme tel. Ce qui advient dans un processus hautement sélectif (Blumer 1971) car tous les problèmes possibles n’émergent pas dans l’agenda politique, les problèmes potentiels étant très nombreux. Nombre d’entre eux ne seront jamais traités, en premier lieu parce qu’ils ne sont même pas reconnus comme problèmes. Parmi les problèmes reconnus comme tels, il existe ce qu’on pourrait appeler une « compétition » et un nombre restreint d’entre eux fera l’objet d’un traitement politique (Hilgartner, Bosk 1988). Il faut souligner que ce n’est pas l’importance du problème en terme de victimes ou de personnes atteintes qui détermine ce traitement politique mais plutôt l’écho que ce problème a dans la sphère publique.

Ce qui détermine le traitement politique, c’est la pression des citoyens, sous la forme des collectifs qui les représentent ou qui revendiquent le fait de les représenter. C’est aussi l’écho qui accompagne le problème à travers les caisses de résonance très puissantes des médias, dont l’intérêt est aiguillonné par les controverses et les conflits qui émergent à propos de risques ou de problèmes sanitaires.

Simultanément au fait qu’un problème soit reconnu comme digne d’une intervention publique, s’élabore un cadrage du problème, voire des cadrages concurrents du même problème jusqu’à ce qu’un cadre devienne dominant et oriente les actions mises en place. Cette notion de cadrage renvoie aux shemata of interpretation de Erving Goffman (1974) qui permettent de localiser, percevoir, identifier et étiqueter un problème. Le cadre se construit dans l’interaction. Pour Willinam Gamson (1992), les « cadres de l’action collective sont moins des agrégations d’attitudes et de perceptions individuelles, que le résultat de la négociation de significations partagées » (p. 111). On comprendra aisément l’importance de l’impact de ces cadres sur l’action en se référant à un exemple parmi tant d’autres : celui de la sécurité automobile. Joseph Gusfield (1981) met bien en évidence que la façon dont le danger automobile a été identifié, comme étant principalement lié à une conduite individuelle - la consommation excessive d’alcool, et uniquement de cette substance - fournit un cadre contraignant d’action, donc des mesures prises sur la base de cette interprétation, faisant écran à d’autres mesures sécuritaires, comme l’amélioration du réseau routier ou la conception d’automobiles moins dangereuses.

Les cadres de référence sont le résultat d’une négociation, voire d’une confrontation de pouvoirs et d’un rapport de force, et nous voyons émerger dans la littérature l’hypothèse que le pouvoir sur le traitement d’un problème dépend du cadre conceptuel à travers lequel ce problème est appréhendé (Schön, Rein 1994). Le cadre conceptuel ne s’appuie pas uniquement sur l’état du savoir et des expertises mais aussi sur des valeurs et des émotions partagées. C’est tout d’abord la nature du lien entre maîtrise du cadre conceptuel et maîtrise de l’action que je voudrais interroger. Le deuxième aspect qui porte à controverse dans la description du processus de cadrage réside dans le fait que le partage de la même interprétation de la réalité impliquerait des alliances entre les acteurs. Or, dans les exemples qui vont suivre nous verrons qu’un cadre d’interprétation n’empêche pas l’émergence de conflits entre les acteurs qui le partagent et peut déboucher sur des conceptions de l’action divergentes. En bref, un cadre conceptuel commun ne masque pas les rapports de pouvoirs existant entre les acteurs socialement situés à des positions différentes. Formuler un postulat contraire reviendrait à se tenir à une position idéaliste coupée de la réalité sociale alors que les processus de cadrage se construisent à la fois sur des éléments cognitifs et sur des éléments d’interaction.

Cet article est centré sur l’élaboration des politiques sanitaires publiques, dans une arène où interviennent de multiples acteurs, notamment du personnel politique, politico-administratif, des experts - chercheurs en sciences sociales et en santé publique -, des collectifs représentant les personnes exposées au risque ou les malades - donc des associations de lutte contre le sida - et des médias. Ces acteurs sont bien présents dans des « forums hybrides » où se confrontent leurs perspectives différentes, voire divergentes (Callon, Lascoumes et Barthe 2001). Parmi ces acteurs, les associations de lutte contre le sida ont joué un rôle de premier plan, aussi bien en France que dans d’autres pays occidentaux (Adam 1997, Barbot 2002, Epstein 1996, Paicheler 2002, Pinell et al. 2002).

Il s’agira donc ici de montrer à la fois l’étendue et les limites de l’impact de l’action des associations de lutte contre le sida sur la mise en place de politiques de prévention de l’infection à VIH en France. Ces associations seront donc considérées comme l’acteur central dans le processus étudié, ce qui signifie que les autres acteurs se sont déterminés par rapport à elles. Pourtant, cet impact se révèle à la fois complexe et paradoxal : l’adoption du cadrage de cette catégorie d’acteurs s’est accompagnée de leur mise à l’écart, par une sorte d’effet « boomerang », comme si la contrainte de leur influence était trop grande pour qu’ils bénéficient de celle-ci (Paicheler 1985). Afin d’appuyer cette démonstration, les exemples seront pris dans deux domaines : la mise en place des campagnes de communication publique, étudiée dans sa première décennie (Paicheler 2002), et celle de la prophylaxie d’urgence non professionnelle du VIH, sur laquelle porte actuellement ma recherche.

Rappelons, pour mémoire, qu’il existe dans la littérature quelques recherches, fort intéressantes, sur l’impact de l’action des associations de lutte contre le sida sur la recherche scientifique, notamment sur la mise à disposition des traitements, domaine dans lequel elles pouvaient apporter aux chercheurs, notamment aux cliniciens, une expérience vécue de l’intérieur (Epstein 1996, Barbot 2002, Dodier 2003). Les recherches sur l’impact des associations sur les politiques publiques sont plus clairsemées (Pinell et al. 2002). Cependant, il existe des convergences entre les observations issues de ces deux types de recherche : la contestation des formes d’expertise établies et l’émergence de nouvelles formes d’expertise. Face aux expertises qui s’élaborent au laboratoire, aux enquêtes, ou aux séries de chiffres ou d’observations - en épidémiologie ou en sciences sociales - les associations mettent en avant l’importance de l’expérience vécue, qui donne accès à un savoir inédit qu’il faut prendre en compte prioritairement.

De plus, cette expérience vécue est transmise avec une forte coloration émotionnelle et symbolique, ce qui accroît