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  ENS Lettres et sciences humaines Communication culture et société


Logiques institutionnelles et stratégies d’acteurs : connaissances capitalisées et connaissances diffusées dans les projets européens d’éducation à la science

Anne PIPONNIER
GRESIC, université Bordeaux III

 


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Mots-clés : programme européen, éducation à la science, stratégies de diffusion, gestion des connaissances, publicisation.

 

Dans le champ de la production scientifique qui s’est trouvé considérablement élargi et remanié dans le contexte de la société de l’information à laquelle les TIC ont apporté une contribution décisive, de nouvelles formes de production du savoir naissent dont les profils singuliers se développent à la croisée de plusieurs facteurs dont les TIC constituent à la fois la pierre d’angle et le point d’achoppement. Un des lieux émergents qui contribuent à renouveler le champ de la communication scientifique vient des projets de recherche et de développement dans lesquels les communautés scientifiques et professionnelles tendent aujourd’hui à faire évoluer leurs pratiques en favorisant de nouveaux processus de travail, d’échanges et de production scientifiques et notamment en s’appropriant progressivement la technologie des réseaux.

Pour observer l’émergence de ces nouveaux dispositifs de médiation du savoir, deux variables d’ajustement sont à prendre en compte :
- premièrement ces nouveaux lieux et objets de production et de diffusion des connaissances se développent à côté et souvent en concomitance avec des formes classiques de la communication scientifique de l’ère de l’imprimé dans lequel la production du savoir suit un modèle éditorial fondé sur une conception linéaire de la diffusion - publication scientifique dans des revues à comité de rang international, peer review, pour ne citer que ceux-là ;
- deuxièmement dans ce nouveau champ de production du savoir ces communautés construisent leurs pratiques sur le modèle organisationnel issu de la gestion de projet au sein duquel l’adhésion à un programme de R & D de type transnational possède un effet structurant à double titre : à la fois constitution et stabilisation de la communauté d’acteurs autour d’un projet et production et validation des résultats de la recherche.

L’étude de type qualitatif qui va être présentée ici s’appuie sur l’analyse d’un corpus de textes contractuels émanant de la Commission européenne et d’une sélection de sites web dédiés à l’éducation à la science, développés par des équipes multidisciplinaires et pluricatégorielles dans le cadre de projets transnationaux d’éducation et de recherche financés par la Commission européenne[1]. Ces projets s’inscrivent dans le cadre du programme Socrates, le programme de l’Union européenne visant la promotion de l’espace éducatif européen, et relèvent d’une des actions centralisées de ce programme, l’action Comenius 2, celle-ci spécifiquement dédiée à la formation continue des enseignants. Dans le dispositif contractuel mis en place par le programme, l’incitation forte faite aux porteurs de projet non seulement d’obtenir des résultats de qualité mais de leur donner le maximum de visibilité au sein de la communauté professionnelle pose la question centrale du dialogue construit entre acteurs et commanditaire dans la perspective d’une nouvelle médiation du savoir. Notre analyse qui porte sur la mise en résonance de deux systèmes d’information, d’une part le dispositif contractuel et d’autre part les dispositifs de diffusion mis en place par les différents projets observés, permet de dégager un ensemble d’indicateurs relatifs à l’efficience du programme, la performance des équipes de projet et l’évolution des pratiques de recherche scientifique.

Dès lors nous nous interrogerons sur la manière dont se construit et s’établit le dialogue entre le cadre politique et le cadre de la recherche. Comment interagissent au sein du programme les logiques productives et les stratégies médiatrices émanant des acteurs et de l’institution ? Pour cela, nous procéderons dans un premier temps à une analyse du discours développé par l’institution européenne en matière d’accès au savoir dans le cadre du programme d’éducation Socrates, puis nous aborderons la question centrale des conditions de construction d’un nouvel espace de diffusion et de médiation du savoir issu de ce contexte programmatique.

L’accès au savoir dans le programme d’action communautaire Socrates

L’institution européenne dispose d’un ensemble de mesures et d’actions pour soutenir et encourager les projets de recherche multinationaux qui visent à favoriser et à élargir l’accès à la science dans l’espace éducatif européen. Dans le contexte de la coopération scientifique et éducative européenne, quels moyens cette institution se donne-t-elle pour développer et valoriser la production des résultats de recherche qu’elle finance et optimiser leur diffusion auprès des groupes cibles ? Quels sont les instances de relais et les niveaux d’intermédiation indispensables au processus de circulation des savoirs capitalisés dans les projets visant à élargir l’accès à l’Information scientifique et technique - IST - et favoriser la culture scientifique ? Nous présentons ici dans un premier temps l’environnement institutionnel dans lequel évolue la problématique de l’accès au savoir développée dans le programme Socrates et quels sont les objectifs spécifiques poursuivis dans le domaine de l’éducation à la science, puis nous délimiterons l’objet de notre étude.

Nature et fondements du programme

Le programme Socrates, fondé sur l’article 149 du traité sur l’Union européenne, est un programme d’action mis en place par la Communauté européenne dans le domaine de l’éducation. Il a pour objectif de « contribuer au développement d’une éducation de qualité ». À ce titre, il entend, dans le champ de sa compétence, mettre en œuvre et promouvoir les actions susceptibles de contribuer au développement de l’Europe de la connaissance, objectif général que s’est fixé l’Union européenne à l’horizon 2006. Le programme Socrates constitue donc un des cadres pivots de l’action politique européenne dans le domaine de l’éducation et de l’accès au savoir[2]. Géré par la Direction générale Éducation et Culture de la Commission européenne, c’est un des instruments phare avec le programme Érasmus de la politique de l’Union européenne en matière d’éducation. Il est entré dans sa deuxième phase d’application en 2002 et se poursuit jusqu’en 2006. Il repose sur trois axes complémentaires : 1) le cadre politique de référence : vers une Europe de la connaissance. L’objectif central que poursuit la politique de l’Union européenne est de construire l’« Europe de la connaissance », un objectif, dans un contexte économique de forte concurrence, destiné à renforcer et développer la compétitivité de l’Europe et la hisser au premier rang mondial. Défini en 1999 à Lisbonne, cet objectif dépasse le cadre initial de « l’entrée dans la société de l’information », qui a montré ses limites, pour aller vers une économie du savoir à l’horizon 2010. Il prend appui sur le Plan d’action Europe 2005 : une société de l’information pour tous, présenté à Séville en 2002, dont on trouve des traductions nationales telles que, en France le programme PAGSI qui a fait place au Plan RESO 2007 - Pour une RÉpublique numérique dans la SOciété de l’information -, présenté par le Premier ministre le 12 novembre 2002. RESO doit permettre de « donner un nouvel élan à la société de l’information » en agissant pour un développement efficace de ses infrastructures - équipement, modalités d’accès à internet, cadre législatif, etc. - et de ses usages. Il s’agit également de simplifier les règles en vigueur sur internet, de restaurer la confiance des usagers, notamment et de clarifier les responsabilités des différents acteurs de la société de l’information (Viginier, 2002).Le livre blanc sur l’éducation et la formation « Enseigner et apprendre - vers la société cognitive » - Commission européenne, 1996 -, vu l’avènement de la société de l’information et la mondialisation de l’économie, entend aider à « conduire l’Europe vers la société cognitive ». Cet objectif est sous-tendu par des raisons économiques - augmentation de la capacité concurrentielle - et par des réflexions sociales sur le risque d’une fracture entre info-riches et info-pauvres. 2) Le cadre éducatif général : vers une éducation de qualité. L’objectif stratégique que s’est fixé l’Union européenne à Lisbonne de devenir, en 2010, l’économie basée sur la connaissance la plus dynamique et la plus compétitive du monde, capable d’une croissance économique durable riche en emplois et dotée d’une meilleure cohésion sociale, suppose une plus grande intégration des domaines de l’éducation, de la formation, de la politique et de la jeunesse. Dans le domaine éducatif, cette orientation se traduit par « le développement de l’accès des citoyens aux ressources éducatives européennes, l’innovation quant à ces ressources, une large diffusion des bonnes pratiques éducatives, la mobilité au sein de l’Europe ». Le rapport intermédiaire de 2003 note l’urgence d’accélérer les réformes pour améliorer la qualité et l’efficacité des systèmes éducatifs ainsi que leur accessibilité à tous. 3) Le cadre scientifique : « Le plan d’action Science et société ». Initié dans le cadre de la construction de l’Espace européen de la recherche et approuvé en 2001 par la Commission, le plan d’action « Science et société » souhaite définir une nouvelle stratégie pour rendre la science plus accessible aux citoyens européens. Pour ce faire, il poursuit un triple objectif : promouvoir l’éducation et la culture scientifiques en Europe, conduire une politique scientifique plus proche du citoyen et mettre une science responsable au cœur des politiques. Parmi les trente-huit actions que propose le plan, nous retiendrons plus particulièrement celles développées dans le premier axe et concernant le point 1.2 Éducation et carrières scientifiques, actions 11 à 18.

Parmi les six axes de travail et de réflexion qui orientent le chantier de l’éducation à la science dont l’objectif central est de développer l’accès aux études scientifiques et techniques, deux retiennent en particulier notre attention au regard de la question de la diffusion des connaissances capitalisées dans les projets soutenus par la Commission : 1) le développement et la dissémination de nouveaux outils pédagogiques, 2) l’exploitation des actions et les opérations liées à Socrates. Le programme Socrates 2 - 2000-2006 -, quant à lui, tout en reconduisant les objectifs du premier programme Socrates, souhaite faire écho au plan d’action en favorisant l’éducation tout au long de la vie et un meilleur accès à l’éducation notamment dans le domaine des « Math, Science, Technologie » qui devient un objectif prioritaire. Un groupe de travail a été mis en place dans ce sens avec pour objectif spécifique d’augmenter le recrutement dans les filières scientifiques et techniques.

Plusieurs niveaux de discours interfèrent dans cet outil de développement et de communication de la politique éducative européenne :
- « un discours de nature politique »  : le programme Socrates élaboré et géré par le Direction générale Éducation et Culture de la Commission européenne, est issu du cadre politique de l’Union européenne dont il a pour mission de mettre en œuvre certains des axes et des orientations prises en commun dans les instances réflexives et décisionnelles de l’Union européenne - conseils des ministres, rencontres internationales, sommets, traités - et qui sont liés à l’agenda politique de l’Union européenne - élargissement, présidences, etc. ;
- « un discours à caractère évolutif » : défini dans le cadre opérationnel d’une politique conduite par les états membres, le programme est inscrit dans une dynamique susceptible de rendre compte de la construction de cette politique. C’est ce que le langage bruxellois nomme le « processus » - par exemple processus de Bologne. Appuyé aux différents « processus » en cours supposés traduire l’état de développement des politiques en cours, le programme se veut être en phase directe avec l’actualité politique en matière d’éducation et de connaissance ;
- « un discours d’encadrement » : afin de suivre et outiller le politique, le discours de programme met en place un dispositif cadré destiné à programmer et à réguler l’action en utilisant les outils classiques de la programmation : calendrier opérationnel - phases, étapes clés, échéances, objectifs, conditions de faisabilité, évaluation ;
- « un discours promotionnel » : l’Union européenne inscrit le programme en tant qu’instrument du système d’information et de communication de la politique éducative européenne, dans une démarche marketing dont elle utilise les outils et les techniques - assurance qualité, bonnes pratiques, benchmarking, etc.

Les instruments du programme

Pour chacune des actions définies dans le programme Socrates, la Commission élabore un dispositif d’encadrement reposant sur un appareil documentaire réglementaire et contractuel, disponible en ligne sur le serveur Europa et communiqué pour une grande part sur support papier aux porteurs de projet. Il est essentiellement composé de :
- textes de cadrage des objectifs à visée politique et promotionnelle : déclarations d’intention ;
- textes réglementaires et contractuels : définition des procédures, formulaires, recommandations ;
- documents d’accompagnement destinés principalement à expliciter les procédures de candidature : guide du candidat, signalétiques financiers, guide de bonnes pratiques ;
- bases de données de descriptifs de projets ;
- rapports d’évaluation.
Ces documents sont stabilisés sur une période de vie du programme mais peuvent être soumis à révision de façon ponctuelle en fonction de l’évolution de la politique de l’Union européenne.

Problématique et périmètre de l’étude

Nous faisons l’hypothèse que l’aboutissement du projet ne peut réellement se construire en dehors d’une problématique de communication des résultats afférents au projet posée par l’ensemble des acteurs. Pour autant, ce travail de communication est fortement contraint par l’espace programmatique. En effet, les résultats attendus des projets développés dans le cadre de ces actions concernent non seulement les méthodes et les outils innovants mais aussi les bonnes pratiques. Or ces dernières, particulièrement encouragées dans les textes contractuels et valorisées sur le site dédié au programme Socrates, concernent l’ensemble des résultats identifiés quant aux méthodologies, démarches, partenariats et activités de dissémination mises en œuvre au cours du projet. Comment dans cet espace de forte interaction, se construisent les discours de diffusion des résultats de projets ? En quoi leurs résonances, leurs tensions et leurs écarts nous informent-ils sur les logiques et les stratégies à l’œuvre dans le processus de projet ? Quelles figures et représentations de l’accès au savoir révèlent-elles tant du côté de l’institution que des acteurs éducatifs ?

Le corpus

Notre étude s’appuie sur un double matériau : d’une part les textes officiels et les documents contractuels émanant du programme Socrates, ensemble régi par la Commission européenne, et d’autre part une sélection de projets issus de l’action Comenius, action destinée à accroître la qualité de l’enseignement scolaire.

Le corpus institutionnel. Ce corpus rassemble les documents encadrant le dispositif d’action et d’accompagnement du programme Socrates 2 actuellement en vigueur. Produits dans le cadre de la deuxième campagne du programme Socrates - 2000-2006 -, ils résultent du dispositif antérieur Socrates 1 - 1995-1999 - et s’inscrivent dans le processus global de la construction de l’espace européen de l’éducation - déclaration de la Sorbonne en 1998, poursuivie à Bologne en 1999, à Prague en 2001 et à Berlin en 2003 - au sein desquels se sont construits un certain nombre d’acquis et élaborées les orientations de politique éducative et culturelle. Nous avons dans un deuxième temps recueilli les documents spécifiques à l’action Comenius 2 - formation continue des adultes : nous avons répertorié dans le système d’information du programme Socrates, disponible sur le portail de l’Union européenne, les documents contractuels, guides d’accompagnement et ressources susceptibles d’éclairer la problématique de la diffusion des résultats de projet. Ces deux niveaux de collecte de données textuelles sont complétés par un ensemble de documents issus de la Commission auxquels nous avons eu accès en tant que coordinatrice de projets Socrates[3].

Le corpus de projets : nous avons établi, à partir de la base de données ISOC - base de données disponible en ligne des projets européens réalisés dans le cadre du programme Socrates -, un panel de quarante-huit projets Comenius 2 et Comenius 3 ayant pour objet l’éducation à la science sur les quatre cents cinquante que compte la base au moment de notre étude[4]. Les projets d’éducation à la science sont identifiés dans l’action Comenius sous le terme MTS - Mathématiques, Technologie, Environnement -, ce terme désignant les champs disciplinaires et interdisciplinaires de l’enseignement scientifique et qui correspondent à l’objectif spécifique 1.4 « Increasing Recruitment to Scientific and Technical Studies » de l’objectif 1.1 « Improving the Education of Teachers and Trainers » du plan d’objectifs pour 2000-2010 de la Direction générale Éducation et Culture de la Commission européenne.

Sur ce premier panel nous avons effectué une deuxième grille de sélection répondant à un ensemble de critères propres à constituer un échantillon représentatif de projets ayant développé une stratégie explicite de diffusion. Ces critères ont porté sur :
- le pays coordonnateur,
- le statut du projet - achevé ou en cours,
- la mention explicite d’activités de diffusion dans le descriptif de projet,
- la réalisation d’un site web.

L’étude réalisée à partir des données collectées sous ISOC a été complétée par un questionnaire d’enquête auprès d’un groupe-témoin de douze projets ciblés selon les critères d’âge du projet, taille du partenariat, pays coordonnateur, actif de diffusion attesté. Composition de l’échantillon :
- quinze projets,
- cinq pays coordonnateurs : Allemagne, Espagne, France, Italie, Royaume-Uni - trois projets par pays,
- période couverte : 1999-2005 - dont trois projets 1999-2000 comme témoin du passage de Socrates 1 à 2,
- domaines représentés : Mathématiques = 3, Sciences = 5, Technologie/Environnement = 7,
- nombre de sites actifs : 15.

Logiques institutionnelles et stratégies d’acteurs

L’étude qualitative fondée sur une approche comparative des dispositifs mis en œuvre et des discours que tiennent acteurs et institutions sur les processus de dissémination des résultats de projets permet de mesurer l’effet de dialogisme dans les outils et processus de diffusion et leur impact sur les stratégies adoptées. Nous analyserons ici comment et dans quelle mesure le discours de diffusion tissé par les acteurs en présence construit un espace réel et symbolique de circulation des savoirs, un système de diffusion où interagissent logiques institutionnelles et stratégies d’acteurs. Nous présenterons successivement :
- le « dispositif de diffusion » qui constitue la base du dialogue contractuel,
- les « effets de diffusion » introduits dans le dispositif,
- l’« économie de la diffusion » à l’œuvre dans les projets établie sur un ensemble de modèles et de représentations sociocognitives.

La base du dialogue : construction et réception du dispositif de diffusion

L’action Comenius 2 a pour objectif spécifique, dans la construction de l’espace éducatif européen, de contribuer à développer une formation de qualité des enseignants en favorisant des outils et des approches pédagogiques innovantes. Pour répondre à cet objectif, l’action propose un dispositif contractuel qui encadre le processus de projet, de ses prémisses - visite préparatoire à la candidature - à son achèvement - remise du rapport final et évaluation. Destinés à faciliter la mise en œuvre et la conduite de projet, les documents établis à l’intention des coordinateurs de projet fixent et éclairent les termes du contrat quant aux objectifs, procédures et résultats attendus. Nous allons voir, dans les projets d’éducation à la science de cette action, comment à travers la notion de résultats, s’établit le dialogue sur l’accès au savoir entre l’institution et l’acteur, et quels sont les objets et les régimes de ce discours dont le processus de diffusion constitue l’axe majeur.

L’objet de la diffusion

Destinée à améliorer la formation continue des enseignants, l’action Comenius 2 identifie comme résultat susceptible d’être diffusé, l’ensemble des produits et des processus réalisés dans le cadre du projet ayant fait l’objet d’une évaluation positive en matière de qualité et d’innovation[5] :

« Les réalisations peuvent être des supports de formation, des programmes de formation à l’enseignement, des logiciels, des sites web ou des analyses de données. Le processus recouvre l’ensemble des expériences acquises au sein du projet. Il est important que les leçons tirées de cette expérience soient transmises aux autres, notamment quand certains aspects du projet sont innovants. » (Commision européenne. Socrates, janvier 2003, p. 11).

Dans le cadre spécifique des projets de formation continue des enseignants en MST, les résultats attendus concernent le renouvellement des méthodes pédagogiques, éducation non formelle incluse et les matériels innovants. Ils incluent les bonnes pratiques conduites par les partenariats visant à développer l’expertise de l’enseignant dans la production de matériel pédagogique, renforcer ses liens avec la recherche, pratiquer une pédagogie réflexive et innovante (Serrador 2003). Ces objets de diffusion dont l’institution établit le profil en fonction de ses objectifs et de l’analyse qu’elle fait des projets sélectionnés[6] sont diversement représentés dans les projets observés en fonction des thématiques de travail, de la taille et de la composition du partenariat, de l’expérience acquise dans la conduite de projet. L’observation de notre échantillon de projets en MST permet cependant de dégager des constantes dans le choix des objets et de noter des corrélations significatives au sein des pratiques :
- concernant le type de production et de matériel pédagogique, une priorité est donnée aux productions multimédias - type cédérom d’apprentissage ou d’autoformation et mallettes pédagogiques ;
- concernant les vecteurs de diffusion, le site web devient largement majoritaire ;
- concernant l’accessibilité des résultats, l’accent est mis sur le caractère interculturel des productions qui s’efforcent de développer une version multilingue des résultats obtenus.

Les choix opérés dans les projets traduisent donc d’abord la réponse obligée à la demande institutionnelle à laquelle elle adhère par le biais du contrat, mais ils résultent également d’un ensemble de facteurs décisifs tels que le profil professionnel des acteurs et les objets de recherche.

Les outils et le processus de diffusion

En ce qui concerne l’action Comenius 2, l’information délivrée par l’institution sur les outils et les processus de diffusion des résultats est essentiellement disponible dans le Handbook on evaluation and dissemination strategies for Comenius 2 projects (septembre 2000). Ce document distribué aux coordinateurs de projet, présente les différents outils et moyens de diffusion préconisés par l’institution en les illustrant d’études de cas et d’exemples de bonnes pratiques en ce domaine. On retrouve les principales recommandations sous forme résumée dans le Kit de survie, le Guide du candidat Socrates et les documents contractuels. En termes d’outils, l’information consiste à lister les principaux moyens de diffusion - média, presse, édition, internet - et les divers modes de communication qu’ils autorisent : conférence, articles, publications, sites web. L’énumération donnée à titre indicatif ne donne pas lieu à prescription, elle donne cependant l’avantage aux outils de dernière génération - site web - ou facilitant les rencontres internationales - conférences, séminaires - et favorise, en définitive, par leur répétition dans les documents, un cadre de pratiques de référence. Relativement libres dans ce contexte de choisir leurs outils de diffusion, les coordinateurs répondent globalement à la demande. Les outils choisis sont également distribués dans les projets et on ne note pas, à l’échelle de l’observation, d’écart majeur avec les recommandations du discours officiel. S’agissant des processus de diffusion, le discours contractuel se fait plus pragmatique : l’institution adresse aux coordinateurs un ensemble de recommandations concernant la programmation, le choix des groupes cibles, l’évaluation de la diffusion assorti d’exemples de bonnes pratiques et fournit une grille d’observation pour construire et évaluer le plan de diffusion. Il ressort de ces documents le souci de l’institution d’intégrer le processus de diffusion dans l’activité du projet dont elle devient un des axes forts et sa volonté d’inciter les porteurs de projet à se saisir de cette question dès le démarrage du projet. Sur ce dernier point, il semble que le message soit reçu : la conception et l’ouverture de sites web dès la première année du projet, l’augmentation des publications intermédiaires, indiquent la capacité des acteurs à bâtir un plan de diffusion. Cependant, les différents pôles du processus de diffusion sont inégalement traités : les questions de publics cibles et de programmation font l’objet d’un traitement particulier au détriment notamment des moyens de diffusion. Pour les publics cible, il est proposé un questionnaire d’observation, permettant de faire l’analyse des besoins et des pratiques d’information du groupe[7]. Paradoxalement, ce questionnaire n’est pas relayé dans la description des moyens de diffusion, ce qui laisse dans l’ombre la question des usages médiatiques des groupes cibles. On retrouve ce paradoxe dans les projets qui, quels que soient les groupes cibles, font un usage égal des médias informatisés[8] pour diffuser leurs résultats et selon des dispositifs équivalents.

En accord sur les principes généraux du dispositif de diffusion, acteurs et institution construisent un discours dialogique dans lequel entrent en résonance divers champs de pratique : institutionnelle, scientifique, professionnelle et culturelle. Quels sont les effets et les enjeux de ce dialogue pour la circulation des savoirs dans un programme au service de la construction de la société de la connaissance ?

Les effets du dialogue : modèles et figures du dispositif de diffusion

Évaluation et diffusion : l’effet institutionnel

Nous avons vu plus haut comment la notion de diffusion est gérée dans le cadre programmatique et ce faisant génère un dispositif de circulation de l’information dont l’économie est régulée en termes contractuels. Nous allons maintenant observer comment se construit et s’exprime dans ce dispositif informationnel la problématique de la diffusion des résultats en tant que levier de communication de l’information favorisant in fine le développement de l’accès au savoir. Pour ce faire, nous allons étudier l’environnement sémantique de la notion de diffusion dans le discours programmatique et plus précisément la co-occurrence entre les termes de diffusion et d’évaluation qui traverse l’ensemble de l’appareil documentaire du programme Socrates[9].

L’observation des occurrences des deux termes, de leur ordre d’apparition dans les textes contractuels, de leur coprésence récurrente et de leur signalement dans le corpus textuel font apparaître un certain nombre de constantes :
- une forte contiguïté des deux termes : dans l’ensemble des textes observés, on note un écart généralement faible entre deux occurrences, de l’ordre de quelques lignes à une page maximum ;
- une coprésence des deux termes : renforcée par l’opérateur additionnel « et », la proximité des deux termes donne à la figure binaire ainsi identifiée, notamment dans les titres et titres d’inter, valeur de syntagme ;
- une antériorité du terme d’évaluation sur le terme de diffusion dans l’ordre d’apparition dans le texte, relevée aussi bien dans la progression argumentative - discours contractuel - que dans les choix des balises éditoriales - titre, tête de rubrique des documents d’accompagnement.

À partir de ces indices linguistiques qui marquent le discours formel de l’institution et dont on retrouve en grande partie l’équivalent dans le discours de projet par le jeu du contrat[10], nous pouvons tirer quelques hypothèses sur l’interaction entre les deux notions, la signification et la dimension symbolique d’un tel rapprochement tant du point de vue de l’instance émettrice - l’institution - que de l’instance réceptrice - le porteur de projet : 1) La diffusion ne peut se construire en dehors de l’évaluation. La notion de diffusion indissociablement liée à la question de l’évaluation dans les documents de projet, qu’il s’agisse des contrats ou des guides d’accompagnement, n’est pas envisagée dans le processus de projet comme un espace régi de façon autonome : ses objectifs, ses règles de fonctionnement et ses moyens sont entièrement dépendants du processus d’évaluation mis en œuvre. C’est ce dernier qui garantit au processus de diffusion sa viabilité et sa légitimité. 2) L’évaluation constitue un préalable à la diffusion. En effet, la démarche de projet instaure une généalogie décisionnelle qui place d’autorité l’évaluation comme étape nécessaire à la diffusion, quel que soit le mode d’évaluation adopté : évaluation diagnostique, progressive ou finale. Elle induit un mode de gestion progressive du projet dans lequel l’évaluation constitue l’outil moteur de la diffusion et le signal de son opportunité. 3) L’évaluation guide la diffusion. Enfin, le processus d’évaluation ouvrant la voie de la diffusion, il contribue puissamment à forger les outils et les modes de diffusion. La mesure des résultats obtenus, des démarches adoptées, des moyens mis en œuvre pour remplir les objectifs initiaux et atteindre efficacement les publics cibles constituent autant de choix anticipés sur les procédures et stratégies de diffusion ultérieurement définis.

Quels peuvent être dans ces conditions les impacts sur la mise en œuvre d’un dispositif de diffusion ? Quels sont les enjeux d’un tel dispositif pour la circulation des savoirs ? À travers le prisme du couple évaluation/diffusion et de ses figures dans le discours de projet, nous pouvons observer un certain nombre de postures qui interrogent la fonction de l’évaluation dans le dialogue contractuel et donnent un éclairage nouveau sur les conditions de la diffusion dans les projets générés par le programme Socrates.

L’évaluation posée comme préalable à la diffusion présente un caractère irréfutable : il n’est pas concevable en effet, tant du point de vue de l’institution que de celui des acteurs, de communiquer des résultats même partiels qui n’aient été soumis au contrôle en interne ou en externe - rapports d’étape, bilans, tests, diagnostics. De ce point de vue, le discours de diffusion repose sur des logiques organisationnelles et académiques qui, pour être de nature diverse, partagent un lieu commun, un topos sur lequel elles s’accordent. L’institution s’appuie sur les procédures de validation du projet et de la recherche scientifique, auxquelles se conforment d’autant mieux les acteurs s’ils disposent d’une culture antérieure de projet et de recherche dans leur contexte professionnel. En revanche, la gestion de l’évaluation peut en elle-même avoir des effets décisifs sur le processus de diffusion qui vont de la contrainte forte à la variable d’ajustement. Plusieurs cas de figures ont été relevés[11] :
- l’évaluation « écran » : lorsque l’évaluation globale sanctionne de façon négative tout ou partie du projet, elle se révèle discriminante pour la connaissance qu’ont l’institution et les acteurs des projets en formation, des questionnements méthodologiques et des expériences vécues. Dès lors, au lieu de construire une « dynamique de l’erreur », outil que les acteurs utilisent fréquemment dans le domaine didactique, il n’est pas conservé de trace du projet. Cette perte de mémoire de projet, dont on comprend aisément les raisons financières et techniques, n’en demeure pas moins préjudiciable au processus de validation et de diffusion du programme sur le long terme ;
- l’évaluation « substitutive » : l’évaluation, qu’elle s’avère positive ou qu’elle résulte d’un jeu de régulation - évaluation par les pairs, notamment -, peut se substituer à la diffusion dans le cas précis où l’évaluation recouvre un événement de communication - utilisation de matériel et tests de produits pédagogiques en formation. L’impact immédiat obtenu sur les groupes cibles créé par la situation de formation dispense, d’autant plus qu’il peut facilement se répéter, de construire une stratégie de diffusion susceptible d’élargir les dispositifs de médiation et l’audience du projet ;
- l’évaluation « incitative » : à certaines conditions, le processus d’évaluation peut contribuer à faire émerger un projet de diffusion. Il dépend essentiellement du type d’évaluation pratiquée - externe, interne, diagnostique, finale, etc. -, du profil des évaluateurs - degré d’expertise et de proximité avec le sujet -, de la culture qu’ont les acteurs de l’évaluation. Si cette dernière s’inscrit dans des champs disciplinaires et professionnels divers, il peut y avoir un effet de pondération qui incite à faire de l’espace de diffusion un laboratoire de la circulation des savoirs issus du projet.

Visibilité et viabilité des résultats : l’effet marketing

La notion de résultats, nous l’avons vu[12], revêt dans le programme un caractère hybride que lui confère le paradigme de projet, à la fois aboutissement et processus d’une activité de recherche interculturelle. Par ailleurs, le résultat a vocation, dans le projet de recherche, à être médiatisé, c’est-à-dire porté à la connaissance d’un public élargi avec les moyens appropriés. Cette portée d’un savoir construit, hors du champ de production, inscrit le résultat dans un processus de publicisation qui repose sur une double contrainte : d’une part la visibilité des résultats et d’autre part leur viabilité.

« De la visibilité... » Du côté de l’institution, l’objectif prioritaire de la diffusion de résultat est d’abord de « rendre visible » ce qui a été identifié comme résultat. Cet objectif est traduit dans le discours contractuel par l’incitation à diffuser[13] et les recommandations afférentes[14], et dans le discours de communication par la mise en scène d’événements de diffusion : rencontres thématiques, assises, colloques, agenda en ligne, flash promotionnel sur un projet[15], etc. La viabilité des résultats, c’est-à-dire leur capacité à être utilisés et transférés auprès de nouveaux groupes cibles, devient dans ce cas une condition, vérifiée par l’évaluation, de la diffusion. Fortement incités à évaluer et à promouvoir leur projet dès son démarrage[16] depuis Socrates 2, les promoteurs de projet, de leur côté, répondent à l’objectif donné en créant un site web de leur projet, dans lequel sont progressivement publiés les événements et les résultats du projet, au détriment éventuel de la viabilité de l’information.

« À la médiation... » Dans le système d’information du programme, la représentation de l’accès au savoir est fondée sur une conception de la diffusion marquée par l’approche marketing de la communication culturelle et scientifique : il s’agit de donner la priorité aux « produits » - ici il s’agira de cédéroms, de manuels, de sites web, etc. - et aux « bonnes pratiques » - situations pédagogiques innovantes, indicateurs de réussite, thèmes fédérateurs, etc. - selon une stratégie susceptible de renforcer la productivité et l’image opérationnelle de l’organisation - ici, au-delà du programme Socrates, la Commission européenne. En faisant un usage métissé des techniques du webmarketing (Ravot 2000) - bannière promotionnelle, flash d’info, portail thématique, création de communautés virtuelles, etc. - et de techniques éditoriales plus traditionnelles - newsletter, brèves, bases de données, documents à télécharger, etc. -, le discours de visibilité procède d’une double intention : d’une part garantir un niveau satisfaisant de résultats et d’autre part, en favorisant leur promotion, de valoriser le dispositif programmatique comme instrument efficient au service d’une politique éducative.

Les promoteurs de projet, invités à communiquer avec l’institution par le biais des relais informationnels - agences nationales, bureau d’assistance technique, serveur web -, et dont l’activité reste dépendante de l’évaluation de la Commission, se familiarisent bon gré mal gré avec les dispositifs mis en œuvre par l’institution, dont ils s’approprient en partie le langage et les codes, offrant ainsi à l’institution une légitimité de principe.

Produire, communiquer, pérenniser : l’effet performatif

Le dispositif contractuel, s’il tend à conduire les promoteurs de projet vers des stratégies de communication de leurs résultats, reste cependant prudent quant aux dispositifs spécifiques de médiation à mettre en œuvre. Les potentialités des différents médias sont évoquées de façon très générale, laissant aux acteurs toute latitude, c’est-à-dire selon les moyens matériels et financiers dont ils disposent pour le projet. Or, à l’évidence ces moyens sont très variables d’un projet à l’autre selon la taille du partenariat, les ressources propres des institutions partenaires, la thématique, la subvention de la commission. Les documents d’accompagnement se limitent à citer les principaux vecteurs de communication de l’information - formation, presse, édition, médias, internet -, à amorcer de brèves typologies des productions attendues - formations, sites web, publications, etc.[17] -, complétées à titre indicatif, de listes non exhaustives de dissemination channels[18]. Issus pour la plupart de la compilation des choix opérés les plus fréquemment dans les projets, ces inventaires, supposés illustrer une gamme de choix possibles, posent le problème d’un discours fondé sur l’exemplification de modes de diffusion. En décontextualisant les choix opérés, en favorisant le seul indicateur d’occurrence, ces inventaires véhiculent une certaine opacité qui repose sur l’hétérogénéité des moyens relevés, dans laquelle règne une certaine confusion entre les produits d’information et les dispositifs de communication : on trouve pêle-mêle, à titre d’exemple : internet, article de magazine, étude de cas, bibliothèque, etc.[19]. Bien qu’il se veuille une aide à la décision, ce procédé, masque, derrière l’apparente transparence de la parole donnée aux acteurs - donner à voir ce qui se fait dans les différents projets - une difficulté à dégager des orientations précises. Si le principe de visibilité des résultats est objectivé par l’énumération des moyens de diffusion, il n’est pas clairement relayé par des recommandations ou propositions aidant à mettre en perspective objectifs, dispositifs et situations de communication. De son côté l’objectif de viabilité, s’en trouve réduit à des contraintes d’ordre technique : opérabilité des systèmes - sites web et cédéroms -, lisibilité des documents, conditions de faisabilité des formations. La publicisation des résultats, qui utilise la plupart des vecteurs de diffusion disponibles avec une inflexion désormais marquée pour la publication sur le web[20], se construit selon un modèle dominant, issu de l’argumentaire autour de la société de l’information, selon lequel accès à l’information et mise en ligne sont synonymes (Curien, Muet 2004). Ce modèle, relayé par l’institution et reproduit par les acteurs, repose sur la double illusion de la facilité d’écriture sur le web et de sa transparence symbolique. Du côté de l’institution, à part quelques mises en garde vis-à-vis de l’audience sur internet[21], on ne relève aucune trace de recommandations ou de spécifications éditoriales au service des objectifs de médiation. Du côté des acteurs, l’illusion de l’ « évidence » de l’écran reste forte, ne prédisposant pas à expliciter clairement les choix éditoriaux mis en œuvre, et ce d’autant moins que l’institution n’exige rien dans ce domaine. Le travail de réflexion et de production mis en œuvre dépend alors essentiellement de l’expérience acquise dans la conception de sites web, de la composition de l’équipe de projet - une forte interdisciplinarité joue en faveur du travail éditorial[22] -, et de l’appartenance à un réseau - nécessité de construire une charte éditoriale commune. Cette absence de prescriptions éditoriales, justifiée par le souci d’éviter les pièges du formatage des productions, donne une liberté d’action reçue favorablement dans les projets. En revanche, elle n’évite pas une certaine standardisation des productions due aux conventions d’écriture et d’organisation de l’information dans la gestion de projet et freine la capacité des acteurs à construire la singularité de leur production sur le web. Enfin, la priorité donnée au site web pose le problème du cycle de vie du document publié sur les réseaux : élaboré pendant la période contractuelle qui mobilise ressources humaines et financières, le site web, s’il n’a pas trouvé d’attaches institutionnelles pérennes, ne pourra garantir la mise à jour de l’information et la maintenance technique indispensables à son existence sur le réseau.

Des objets au discours, de l’acteur à l’institution, du groupe au réseau, du produit au public, la circulation de l’information élaborée se construit en s’appuyant sur différents modèles de diffusion. La contiguïté même de ces modèlesrévèle la nature et l’importance des enjeux de la médiation au sein du système.

Les enjeux du dialogue : représentations de la diffusion des connaissances et de l’accès au savoir

L’économie de la diffusion de l’information s’articule dans le dispositif contractuel des projets Comenius 2 autour de trois modes d’échange qui prennent diversement en charge la question de la connaissance et de la circulation des savoirs : le transfert, l’échange et le partage. Formalisés dans les champs de la psychologie cognitive (Charlot, Lancini 2002) et de l’anthropologie de la communication (Winkin 2001), ces modes trouvent aujourd’hui avec les réseaux, de nouvelles configurations qui interrogent de façon renouvelée la question de l’accès au savoir. Dans l’action Comenius 2 comme dans la réponse des acteurs, transfert, échange et partage de connaissances constituent des postures cognitives distinctes sans pour autant être exclusives les unes des autres. Poursuivant des objectifs spécifiques, elles procèdent de dispositifs techniques variés et s’adressent à des groupes cibles précis. La forte articulation entre les trois modes, relevée tant dans le programme que dans les productions de projet, montre l’impact symbolique de ces notions pour la gestion des connaissances au sein du projet. Elle porte à ce titre un éclairage particulier sur les représentations de la diffusion au sein du projet.

Transfert

Dans les programmes éducatifs européens et en particulier dans l’action Comenius 2 dédiée à la formation continue des enseignants, la notion de transfert est un indicateur d’activité de diffusion : sous ce terme est recensé, lors des étapes d’évaluation du projet, l’ensemble des actions et des dispositifs que le projet met en œuvre pour communiquer les résultats obtenus à des groupes cibles précis. S’agissant de formation continue, le transfert des connaissances élaborées dans le cadre du projet peut prendre diverses formes allant du transfert didactique au transfert d’expériences, selon les situations d’apprentissage requises. Dans tous les cas, les savoirs faisant l’objet d’un transfert - observations, méthodes innovantes, expérimentations, etc. - sont le résultat d’un travail de sélection et de formalisation de l’information jugée pertinente, mené sur l’ensemble du matériau de recherche et d’expérimentation bâtie par le projet. L’instance d’énonciation du savoir - souvent réduite à l’équipe de pilotage du projet[23] - est celle-là même qui détient et délivre le savoir à l’instance de réception - le public cible. Son appartenance à un projet validé par l’institution, les valeurs qu’elle porte - travail en partenariat interculturel -, la langue utilisée marquent, selon le terme emprunté à Pierre Bourdieu, sa « distinction », et légitiment le discours tenu. Le modèle à l’œuvre résulte d’un processus de communication orienté apprenant, qui s’inscrit dans le cadre du triangle pédagogique classique. Il s’exerce alors essentiellement dans les situations cognitives encadrées : formation présentielle - séminaires, cours, conférences - ou à distance - cours en ligne, modules d’autoformation - relayés par le matériel pédagogique adapté - cédéroms, manuels, tutoriels. Dans le programme, le transfert de connaissances n’est en revanche pas considéré comme une fin en soi, mais comme une activité itérative, chargée de conquérir de nouvelles cibles et de gagner en audience, un peu à la manière du prospect dans la stratégie marketing. Elle est par ailleurs conçue comme une activité d’accompagnement des résultats publiés et table sur l’effet démultiplicateur de la fréquence des événements de diffusion dans les différents pays. En ce sens, le transfert est une activité de la dissémination dans son acception française : il s’agit bien d’atteindre de façon pertinente et renouvelée le plus large et divers public susceptible d’être concerné par les thématiques développées dans le projet.

Échange

À l’opposé du transfert, la notion d’échange induit dans la conduite de projet un saut paradigmatique dans la représentation de la diffusion. Dans l’échange, de nouvelles relations entre les objets, moyens et objectifs de la diffusion s’instaurent en s’appuyant sur un modèle participatif qui fait de l’accès à la connaissance un processus et non plus le résultat mécanique d’une activité spécifique. La gestion de l’accès au savoir repose sur une conception horizontale et ouverte de la circulation des connaissances : basé sur le principe anthropologique du don/contre-don (Levi-Strauss 1958, Mauss 1950), le bien symbolique - information, connaissance, savoir - se constitue dans l’espace de la transaction. Cet espace, identifié dans le dispositif de travail par des dispositifs techniques dédiés - forum, courrier électronique -, par une inscription claire au sein des activités - rubrique spécifique, liens hypertextuels - par une gestion régulée de l’information - modération de forum, de messagerie - fait de l’activité de diffusion une activité intégrée au processus de travail. Élargie à l’ensemble des acteurs, l’information produite n’est plus destinée à être distribuée par un agent institué à des cibles définies comme dans le transfert. En usant d’un dispositif qui privilégie la circulation de l’information sur l’ancrage bipolaire émission/réception, l’échange introduit une dynamique qui confère au projet un caractère à la fois ouvert et instable, dans lequel le territoire de la connaissance n’est pas fléché. L’échange, largement expérimenté et validé dans le champ de la production scientifique où il constitue désormais une figure majeure, trouve assez naturellement sa place dans les projets d’éducation à la science. Acteurs pour la plupart de la recherche scientifique, les porteurs de projet ne font là que réutiliser un mode de travail et des outils dont ils usent dans leur activité de recherche. L’institution quant à elle, ne peut que favoriser l’échange qui constitue un puissant outil intégrateur - de contenus, de personnes, de moyens - dans l’économie du projet. En favorisant l’échange comme mode singulier d’accès au savoir, acteurs et institution font le choix d’un dispositif sémiotique qui ne définit pas a priori son objet mais le construit au fur et à mesure de l’interaction. Étayé et relayé par les outils de la communication classique - courrier, téléphone - et électronique, le processus d’échange n’instaure pas de rupture épistémologique entre les différents types de savoirs, qu’ils soient en cours de formation ou établis. Il postule, dans la lignée de la théorie constructiviste de l’apprentissage, que tout savoir est d’abord un savoir construit, qui peut être, par tous et à tout moment, interrogé.

Partage

Le partage comme mode de diffusion des connaissances élaborées dans le projet constitue une figure intermédiaire de la diffusion entre transfert et échanges. Sa spécificité réside dans une conception partenariale de l’activité régie par des dispositifs techniques précis. Lorsqu’il est retenu et valorisé dans le projet, ce mode d’activité postule que le partenariat ne constitue pas seulement une figure institutionnelle imposée mais qu’il peut être au service d’une stratégie de diffusion basée sur la collégialité. Dans ce contexte, le projet souhaite montrer sa capacité à exploiter les fondements du principe partenarial non seulement dans l’élaboration du programme scientifique mais également dans l’ensemble de sa mise en œuvre. Le partage privilégie le modèle de la diffusion séquentielle de l’information : d’abord élaborée puis distribuée aux différents groupes cibles, mais il instaure au sein du projet la diffusion dans un espace de négociation où peuvent s’élaborer des stratégies auxquelles les partenaires sont susceptibles d’adhérer. Par ailleurs, le partage comme mode de diffusion est une figure tautologique du projet : il fait le pari que l’expérience acquise au sein du projet dans la gestion partagée des connaissances peut être reproduite à l’identique en communication externe. Il ne traduit pas ses choix dans un discours de médiation original. Le dispositif de partage est encouragé par l’institution qui voit là une illustration effective de la pertinence du partenariat dans la conduite de projet interculturel et un gain de productivité dans l’économie de la diffusion. Pour les acteurs qui ont fondé leur collaboration sur l’approche partenariale, le partage est généralement admis. Il trouve aujourd’hui son expression la plus aboutie dans les dispositifs informatisés de type portail et plateforme qui donnent la priorité à la gestion des contenus et au ciblage des publics. Enfin, partager l’information élaborée, suppose cette information a priori partageable : à l’instar du dispositif de transfert, le partage suppose une distribution équilibrée - entre les différents groupes cibles - mais qui ne se donne pas forcément les moyens d’observer la réception afin de réguler et d’optimiser l’information délivrée.

Pour conclure

L’observation et l’analyse des pratiques et des discours montre :
- des dispositifs hybrides en résonance : du côté des acteurs comme de l’institution, les régimes de diffusion sont basés sur le dialogue contractuel qui surdétermine les outils et les processus mis en œuvre ;
- des acteurs en présence fortement contraints par le contrat dialogique qui semblent perdre de vue la cible de diffusion en sous-estimant l’analyse des besoins d’information et en privilégiant des procédés souvent inappropriés ;
- des savoirs capitalisés dans les projets qui ne font pas vraiment l’objet d’une gestion susceptible d’articuler dans les produits réalisés, non seulement les outils de formation mais aussi les conditions de leur élaboration et de leur diffusion interculturelle.

Au terme de cette étude qui constitue une étape intermédiaire dans une recherche qui élargit le champ de son investigation aux stratégies de diffusion et de publicisation des résultats de projets interculturels de recherche et de formation,un certain nombre d’interrogations relatives à la gestion des connaissances, aux pratiques éditoriales, demeurent, qui seront susceptibles d’être éclairées à la lumière de nouvelles échelles d’observation.

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Winkin Y., 2001, Anthropologie de la communication, Paris, Seuil (Points Essais).


[1] Pour une description détaillée du corpus, voir infra « Problématique et périmètre de l’étude ».

[2] Pour un descriptif complet du programme Socrates, consulter la page Socrates sur le serveur Europa, disponible sur http://europa.eu.int/comm/education/programmes/socrates/socrates_fr.html (mis à jour le 10/11/04).

[3] Notamment le projet « Accéder à l’information scientifique et technique », soutenu au titre de Comenius 2. Voir le site disponible sur http://www.iut.u-bordeaux3.fr/comenius

[4] Étude réalisée de septembre 2003 à avril 2004.

[5] Cette approche est commune à l’ensemble des programmes éducatifs de la Commission européenne. Voir notamment Commission européenne (novembre 1997).

[6] Études réalisées par les experts du programme Socrates dans le cadre de groupes de travail s’appuyant entre autres sur les rapports d’expertise des évaluateurs externes.

[7] Handbook on evaluation and dissemination strategies for Comenius 2 projects (septembre 2000).

[8] 100 % de créations de sites web dans l’échantillon sélectionné.

[9] Pour cette partie de notre observation, nous nous appuyons à la fois sur les documents contractuels et sur les documents spécifiques à la diffusion cités plus haut.

[10] Voir notamment les fiches descriptives de projet disponibles dans la base de données ISOC, banque de projets développés dans le cadre du programme Socrates, disponible sur http:///www.isoc.siu.no/isocii.nsf

[11] Entretiens, observation participante auprès des porteurs de projet de l’échantillon constitué.

[12] Voir supra « L’objet de la diffusion » et « Les outils et le processus de diffusion ».

[13] Règle commune à l’ensemble des documents contractuels, quelles que soient les actions. Voir. Commission européenne. Éducation et culture, Guide du candidat Socrates 2003, disponible sur http://www.europa.eu.int/fr

[14] Handbook on evaluation and dissemination strategies for Comenius 2 projects (septembre 2000).

[15] Voir en particulier le portail Europa, pages Éducation et Culture.

[16] Voir op. cit., p. 5.

[17] Voir « Formulaire de candidature au projet », « Guide du candidat ».

[18] Handbook on evaluation and dissemination strategies for Comenius 2 projects (septembre 2000).

[19] Ibid.

[20] Amorcée dès Socrates 1, cette inflexion approche les 100 % dans les projets Comenius d’éducation à la science.

[21] Op. cit., p. 44.

[22] Constat issu du travail d’enquête mené auprès des coordinateurs de projet.

[23] Résultat de l’enquête menée auprès des coordinateurs de projet.



Citer cet article : Anne Piponnier, « Logiques institutionnelles et stratégies d’acteurs : connaissances capitalisées et connaissances diffusées dans les projets européens d’éducation à la science », colloque Sciences, Médias et Société, 15-17 juin 2004, Lyon, ENS-LSH, http://sciences-medias.ens-lsh.fr/article.php3 ?id_article=61

 

 
     
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