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Sophie MOIRAND
Mots-clés : dialogisme, discours, médiation, médiatisation, mémoire interdiscursive.
On voudrait s’interroger ici sur l’évolution des travaux portant sur la diffusion des sciences et des techniques dans le champ des « sciences du langage » depuis le début des années 1960. On traitera cette évolution sous l’angle des déplacements successifs qui se sont produits, en particulier dans le choix de ce qu’on appelle les « observables » de l’analyse, ce qui pour un linguiste est « ce qui s’inscrit » dans la matérialité textuelle et sémiotique des objets d’étude, c’est-à-dire des corpus que l’on construit, et qui eux-mêmes ont été l’objet de déplacements, au cours de cette histoire récente. On est en effet passé de travaux portant sur les vocabulaires scientifiques et techniques à des travaux portant sur la diversité des discours produits dans un domaine de spécialité et, de ce fait, aux discours de médiation entre discours premiers - ceux de la science - et discours seconds - discours didactiques ou discours de vulgarisation - pour enfin s’interroger sur les relations interdiscursives entre sciences, médias et sociétés, perspective qui rejoint sur ces questions les objectifs des chercheurs en sciences de la communication. On peut donc mettre au jour ces déplacements à l’intérieur même du champ des sciences du langage, mais on peut également les étudier à la lumière des déplacements qui se sont produits dans les représentations de la science et de la technologie dans les sociétés démocratiques dites « avancées » ces dernières décennies, et les rapporter à l’histoire à long terme des rapports souvent conflictuels entre la science, la nature et la société. Ils ne sont pas en effet sans conséquence sur les déplacements opérés par les linguistes quant aux choix de leurs objets d’études, de leurs objectifs de recherche, et par suite des notions opératoires et des catégories de description mises en œuvre dans les analyses des discours « de » la science, « sur » la science ou « autour » de la science. Tel est donc le fil directeur de cette contribution au débat, les déplacements qu’on a vécus dans le champ des sciences du langage, et dont on dégagera trois « mouvements » successifs : Des mots de la science aux discours médiateurs entre sciences et publics Dans le champ des sciences du langage, la parole scientifique a été d’abord le lieu des études sur le lexique dit « spécialisé ». Cela s’explique par l’exigence dénominative constitutive des domaines scientifiques et techniques à un moment de fort développement technologique : comment « nommer » les nouveaux objets de la science ou de la technique ? Cela s’explique également, en France, par le poids de la tradition lexicographique et le goût des mots : dans les foyers où il n’y a qu’un seul ouvrage, il s’agit souvent du Petit Larousse, et dans les médias ordinaires, c’est aux lexicologues que l’on fait appel pour parler de la langue et des mots, davantage qu’aux autres spécialistes des sciences du langage. Si, au xviie siècle, l’Académie française rejetait de son dictionnaire les termes des arts et des sciences - et des métiers -, qui ne relevaient pas, disait-elle, de la culture de l’honnête homme, trois siècles plus tard, à l’heure où émerge la linguistique en tant que discipline universitaire - la licence a été créée en 1968 -, ce sont les « mots » des sciences et des techniques qui constituent les « observables » de l’analyse. Les années 1950-1970 : l’époque des vocabulaires Ainsi, dans les années 1950-1970, en France, des thèses de doctorat, qui feront date, ont pour particularité de porter sur des « vocabulaires spécialisés », mis au jour à partir de données empiriques, et en particulier de la presse, ce qui constitue une première rencontre avec les médias. Centrés sur les relations entre forme, sens et référence, et inscrits dans la mouvance structuraliste des années 1960, ces travaux étudient soit les relations entre les mots à l’intérieur des lexiques spécialisés, soit la formation des mots et déjà leur diffusion dans la société à travers la presse, ce qu’on appelle alors leur « banalisation ». À titre d’exemple, en 1948, Algirdas Greimas, futur fondateur de la sémiotique en France, soutient une thèse sur le vocabulaire vestimentaire à partir des journaux de mode - La mode en 1930 - ; en 1962, Jean Dubois publie une thèse sur Le vocabulaire politique et social en France de 1869 à 1872, qu’il étudie à travers les œuvres des écrivains, mais également à travers les journaux et revues de l’époque ; Louis Guilbert publie en 1965 un Vocabulaire de l’astronautique étudié à travers « la presse d’information à l’occasion de cinq exploits de cosmonautes [...] ». Pourquoi cet engouement pour les mots des sciences et des techniques, que l’on observe à travers leurs usages en discours, en particulier dans la presse ? Parce que les mots ne sont pas seulement des observables du fonctionnement de la langue. Pour des linguistes, dont certains ne cachaient pas leur engagement politique, il était important de les étudier à travers leurs fonctionnements sociaux, comme le dit Guilbert lui-même quelques années plus tard : Le terme scientifico-technique ne peut être dissocié de sa fonction sociale, de la personnalité du locuteur spécialiste. Il a une valeur de signification, sinon différente du moins autre pour le savant et le technicien d’une part, pour le non-spécialiste d’autre part. (1973, p. 13) Ainsi, aujourd’hui encore, comme le rappelle Marie-Françoise Mortureux (1995, p. 13), le « terme » est défini de deux façons par les dictionnaires d’usage : soit d’un point de vue sémiotique dans le Lexis - « mot qui a un sens strictement délimité à l’intérieur d’un système de notions donné » -, soit d’un point de vue sociologique dans le Petit Robert - « mot appartenant à un vocabulaire spécial, qui n’est pas d’un usage courant dans la langue commune ». Cette dualité, somme toute fondatrice d’une socioterminologie qui se développe actuellement, n’est pas étrangère aux déplacements ultérieurs des travaux sur les discours de la science à partir des questionnements qu’elle a fait surgir alors : les termes ne fonctionnent-ils que dans les discours entre pairs ? Comment fait-on pour communiquer sur les objets du monde scientifique en-dehors du monde scientifique ? Qu’est-ce que le mot « juste » si ce n’est celui qui est approprié à la situation de communication, fût-elle asymétrique, par exemple entre un expert et un novice ? Questionnements qui vont chercher une réponse ailleurs que dans les terminologies spécialisées, et en particulier dans la perspective humaniste largement amorcée au xixe siècle de « popularisation » de la science auprès du grand public[1]. Les années 1980-1990 : le tournant discursif[2] Le tour discursif que prend l’analyse s’est d’abord amorcé sous l’influence d’une demande sociale, en particulier en Europe du Nord. Les besoins langagiers de formation aux langues de spécialité, en particulier en langue étrangère, se heurtent à des difficultés que l’on ne soupçonnait pas : pour traduire, pour interpréter, pour comprendre un document, un exposé ou un cours dans des domaines scientifiques ou techniques, connaître les termes ne suffit pas. Ce n’est pas seulement une question de « mot ». D’autre part, en particulier en Europe du Nord, l’objet même des sciences du langage amorce un tournant décisif : ce n’est plus seulement la « langue » - au sens du système opposé à la « parole » - que l’on étudie, c’est l’usage que les groupes sociaux ou les locuteurs individuels en font dans la diversité des situations de communication auxquelles ils se trouvent confrontés. Deux déplacements semblent ainsi s’effectuer simultanément, essentiellement à partir de l’Allemagne, de la Finlande, des Pays-Bas, des Pays scandinaves et du Royaume-Uni[3]. Le premier déplacement est ainsi apparu dans ce qu’on appelait les « langues de spécialité ». Bernd Spillner rappelle ainsi l’idée reçue qui circula longtemps, que les langues spécialisées avaient « une structure universelle, indépendante donc des différentes langues naturelles » (1992, p. 42) : cela explique la tendance à réduire l’analyse des textes scientifiques aux seules terminologies et aux structures syntaxiques ou grammaticales les plus fréquentes, en français par exemple à l’emploi du « on », du passif et des formes impersonnelles, visant ainsi à mettre au jour une sorte de stylistique des textes de spécialité. Mais cela ne résista pas à l’épreuve des données empiriques, pour peu qu’on prenne la peine d’étudier autre chose que des genres scolaires et des écrits didactiques, et lorsqu’il a fallu faire face à une demande sociale qui impliquait de prendre en compte la diversité des genres discursifs produits par une communauté scientifique ou technique non seulement à l’intérieur de la communauté mais aussi et surtout vers ses extérieurs. Si « communication spécialisée » et « discours spécialisé » ont remplacé peu à peu l’expression « langue de spécialité », ce n’est donc pas seulement un changement d’étiquettes, mais un déplacement des objets d’études soumis à l’analyse : les discours des chercheurs, mais aussi les discours de transmission de connaissances, discours didactiques et discours de vulgarisation, mais également les discours oraux - cours à l’université, interactions entre expert et novice, etc. - et les discours des médias. Le second déplacement est celui qui s’effectue à l’intérieur du domaine des sciences du langage et qui rejaillit dans les études sur les discours scientifiques, techniques et professionnels. Là encore, le tournant viendra d’Europe du Nord - et des États-Unis -, sous l’influence conjointe de la pragmatique, de l’ethnographie de la communication et de l’ethnométhodologie. On tend ainsi à observer ce que les locuteurs font avec le langage dans une situation X, à l’intérieur d’un domaine Y ou vers ses extérieurs, compte tenu de la langue - ou des langues de l’échange, s’il s’agit d’une situation exolingue[4] - et du genre discursif attendu dans une communauté sociale Z. De ce fait, les objets d’études ne sont plus les mêmes : à l’oral, comme à l’écrit d’ailleurs, on s’intéresse aux interactions entre experts et novices, aux échanges à l’hôpital ou dans l’entreprise, aux rencontres entre professionnels, aux interviews et aux débats dans les médias, aux échanges sur l’internet entre scientifiques mais aussi aux forums de discussion autour de sujets scientifiques entre citoyens ordinaires, etc. De ces deux déplacements, il s’ensuit que les observables ne sont plus les mots, ni les structures syntaxiques. On observe comment les acteurs sociaux se débrouillent pour communiquer entre eux avec le langage - y compris avec le geste et la médiation de l’image - sur des sujets d’ordre scientifique ou technique ou professionnel. On observe ainsi les différentes formes d’ajustement, de reformulation, d’explication qui découlent de situations plus ou moins asymétriques. On observe également les difficultés à nommer un objet scientifique, à expliquer un processus, ainsi que les hésitations, les bafouillements, les lapsus, les ratures, considérés comme autant de signes d’insécurité au travail, d’insécurité face à l’expert ou d’insécurité de l’expert. On observe enfin les différentes formes de ré-énonciation chez un même acteur confronté à des situations de communication différentes - symétriques ou asymétriques - et lorsqu’il passe de « discours fermés » - ceux entre pairs dans lesquels tous les destinataires pourraient être également locuteurs - aux différentes formes de « discours ouverts » - de ceux légèrement « ouverts », qui s’adressent à des professionnels un peu moins experts, aux plus « ouverts », ceux des télévisions généralistes où la majorité des destinataires ne seront jamais locuteurs[5]. C’est ainsi que les travaux sur les discours de la science ou autour de la science des spécialistes de sciences du langage ont rejoint les travaux des spécialistes de sciences de la communication[6]... On note cependant, en France, une certaine lenteur à prendre en compte la totalité des caractéristiques de ces déplacements, pour des raisons institutionnelles tenant aux sciences du langage, et une certaine frilosité des linguistes, souvent littéraires à l’origine, à s’intéresser aux discours scientifiques, techniques ou professionnels. Les années 1980 sont cependant marquées par des travaux de linguistes sur les discours seconds, discours didactiques ou discours de vulgarisation. De nouvelles catégories d’analyse vont alors émerger - « paraphrase », « métalangage », « reformulation », « énonciation », par exemple dans le numéro 53 de Langue française, sous la direction de Marie-Françoise Mortureux (1982). Ce ne sont plus les mots, ni les structures qui constituent l’essentiel des objets de recherche mais, comme le disent Jean Peytard, Daniel Jacobi et André Pétroff « la reformulation des discours scientifiques et techniques dans diverses situations » (1984, p. 3). Les observables de l’analyse sont alors essentiellement les traces de transformations entre discours sources et discours seconds, que ces transformations soient dues au scientifique lui-même (Jacobi 1984) ou au « troisième homme », figure classique des travaux sur la vulgarisation scientifique (Mortureux 1985, p. 827). De la vulgarisation scientifique à la médiatisation des faits technologiques Poser comme objet de recherche les traces de la ré-énonciation des discours sources en discours seconds - position majoritaire en France au début des années 1980 - ou poser comme objet de recherche les activités linguistiques et sémiotiques des acteurs engagés dans une situation de médiation avec sa complexité communicative - position majoritaire en Europe du Nord à la même époque - conduit à des choix différents de corpus d’études, d’objets de recherche et de catégories d’analyse. Ainsi la représentation prototypique d’une situation « trilogale », dans laquelle le médiateur est un traducteur entre le discours de la science et celui du grand public a contribué à masquer longtemps, dans les travaux français : On évoquera ici quelques-uns des déplacements constatés dans les analyses du discours de la science, depuis que les linguistes ont commencé à s’y intéresser. Observer les transformations des discours sources Poser que les discours seconds sont dérivés d’un discours source présuppose que ce dernier existe et qu’il donne lieu à un continuum de discours dérivés plus ou moins proches de lui. Ce présupposé n’est pas sans conséquences sur les choix du chercheur. La première conséquence, c’est qu’on prend alors comme objet d’études des textes, des documents, des films, des cédéroms, qui sont explicitement catégorisés comme des discours « médiateurs » par le monde de l’édition ou des grands médias. On choisit ainsi des revues spécialisées - Sciences et vie, La Recherche, par exemple -, ou des rubriques, des cahiers spéciaux, des sites sur internet, des émissions télévisées, etc., catégorisés dans les programmes ou les sommaires ou les banques de données comme relevant de la vulgarisation. Le risque est alors de se cantonner à des domaines qui donnent lieu traditionnellement à une diffusion vers le grand public - l’astronomie, par exemple - et/ou à des domaines où le discours source est clairement identifié, ce qui n’est le cas ni des sciences humaines, ni des sciences économiques et politiques, ni de l’histoire de l’art, ni même des nouvelles technologies ou des technosciences. La seconde conséquence, c’est qu’on est tenté de saisir les traces de transformations entre discours source et discours seconds à partir des reformulations intratextuelles - au fil du texte - et par comparaison avec des mots-origines, c’est-à-dire les notions reconnues et bien établies du discours source - lorsqu’il existe -, et telles alors qu’on les repère dans les dictionnaires ou glossaires spécialisés. Cela passe par l’étude des relations sémantiques entre les différentes désignations d’un même terme - voir Sandrine Reboul-Touré ici même -, ce qui somme toute ne constitue qu’une évolution des travaux centrés sur les mots vers une lexicologie ou une sémantique contextuelle (par exemple Cusin-Berche 2003). Observer les traces de l’activité langagière des acteurs Le déplacement de l’objet de recherche vers l’activité langagière des différents acteurs impliqués dans la circulation des discours de la science, sur la science et autour de la science entraîne au contraire un déplacement des notions opératoires et des catégories utilisées par l’analyse. On entre alors dans le vaste champ des analyses du discours, dont on ne donnera ici qu’un aperçu, à travers les travaux exposés en troisième partie. Cela implique de prendre en compte concrètement les fonctions pragmatiques des discours circulants, qu’ils soient ou non médiateurs, discours qui oscillent souvent entre un « faire voir » et un « faire savoir » - un « faire savoir » qui peut aller de la simple information à la formation, c’est-à-dire à un « faire en sorte que l’autre sache » -, ainsi que leurs fonctions sociales - répondre à la demande, l’anticiper ou la susciter -, voire leurs fonctions socio-économiques dans la mesure où il s’agit, dans le cas de l’édition et des médias, d’objets qui se vendent - attirer des lecteurs ou des spectateurs, les séduire, les fidéliser, etc. Cela implique de prendre en compte, à côté des dimensions cognitives du discours - à quoi on réfère, comment on représente ce dont on parle et ce qu’on explique -, ses dimensions communicatives, c’est-à-dire : C’est ainsi que le « dialogisme », concept emprunté par l’analyse du discours au Cercle de Bakhtine, et qui réfère aux relations que tout énoncé entretient avec les énoncés produits antérieurement ainsi qu’avec les énoncés à venir que pourraient produire les destinataires, est devenu, pour moi, une notion opératoire qui s’impose dans l’analyse des discours sur la science : Pour Mikhaïl Bakhtine et V. N. Volochinov, en effet, « le dialogue - l’échange de mots - est la forme la plus naturelle du langage. Davantage : les énoncés longuement développés, et bien qu’ils émanent d’un interlocuteur unique - par exemple : le discours d’un orateur, le cours d’un professeur, le monologue d’un acteur, les réflexions à haute voix d’un homme seul - sont monologiques par leur seule forme extérieure, mais, par leur structure sémantique et stylistique, ils sont en fait essentiellement dialogiques » (Volochinov 1981, p. 292). Ainsi comprise, « l’orientation dialogique est, bien entendu, un phénomène caractéristique de tout discours [...]. Le discours rencontre le discours d’autrui sur tous les chemins qui mènent vers son objet, et il ne peut pas ne pas entrer avec lui en interaction vive et intense. Seul l’Adam mythique, abordant avec le premier discours un monde vierge et encore non dit, le solitaire Adam, pouvait vraiment éviter absolument cette réorientation mutuelle par rapport au discours d’autrui, qui se produit sur le chemin de l’objet » (Bakhtine traduit dansTodorov 1981, p. 98). Car « on peut comprendre le mot “dialogue” dans un sens élargi, c’est-à-dire non seulement comme l’échange à haute voix et impliquant des individus placés face à face, mais tout échange verbal, de quelque type qu’il soit » (Bakhtine 1977, p. 136), et « toute énonciation, quelque signifiante et complète qu’elle soit par elle-même, ne constitue qu’une “fraction” d’un courant de communication verbale ininterrompue - touchant à la vie quotidienne, la littérature, la connaissance, la politique, etc. Mais cette communication verbale ininterrompue ne constitue à son tour qu’un élément de l’“évolution” tous azimuts et ininterrompue d’un groupe social donné [...]. » (ibid., p. 136). Ainsi, dans les médias, si on considère le médiateur comme une entité constituée par l’« institution médiatique + les contraintes médiologiques du support + les journalistes ou autres locuteurs jouant ce rôle dans la matérialité discursive », on voit que le médiateur « se montre » au travers de marques particulières : l’alternance des marques de personnes, les modalisations, les formes de discours autres qui traversent ses propres dires, etc., sont autant de traces des différentes formes d’actualisation du dialogisme. Ainsi, si l’on observe l’inscription d’une catégorie cognitivo-discursive constitutive du discours médiateur - à côté de la description, de la définition, de l’exemplification, de la narration, de l’argumentation -, on envisage l’explication dans ses dimensions dialogiques qui conduisent à distinguer l’explication médiatrice de l’explication didactique ou de l’explication scientifique jusque dans ses structures actancielles : - explication didactique : A explique quelque chose à B - explication scientifique : X explique Y - explication médiatique de la science : M explique à P que S explique que X explique Y Alors les déplacements mis au jour dans le traitement de l’information des faits scientifiques et technologiques par cette analyse linguistique du discours paraissent coïncider avec les déplacements mis au jour par les sciences de la communication. Observer le traitement médiatique des événements scientifiques À partir d’une intuition commune avec les sciences de la communication, due sans doute à une exposition identique aux mêmes médias en tant que citoyens ordinaires, on a déplacé le recueil des données des seuls genres relevant d’une intention de vulgarisation ou de transmission de connaissances dans les médias à la totalité des genres traitant d’un même fait scientifique ou technologique, en particulier dans la presse quotidienne. Les corpus sont alors constitués des différents genres convoqués dans le traitement des événements scientifiques ou technologiques à caractère politique comme l’affaire du sang contaminé, la crise de la vache folle, la question récurrente de la pollution de l’air ou le débat autour des OGM - Organismes génétiquement modifiés. Ils sont complétés par un retour aux archives audiovisuelles ou électroniques à partir de mots-clés tels que « ESB » - encéphalopathie spongiforme bovine -, « prion », « effet de serre », « ozone », « OGM », etc. Il s’agit donc de faits qui, soudainement et/ou sporadiquement, donnent lieu à une vaste production discursive dans les médias - ce qu’on a appelé un « moment discursif » -, parce qu’ils sont de nature à inquiéter, donc à attirer lecteurs et spectateurs, quels qu’ils soient, dans la mesure où il s’agit de faits de société qui touchent à la santé, à l’alimentation et à l’environnement. Or, on se trouve là face à des données scientifiques instables, qui ne font pas l’objet d’un consensus reconnu par la communauté des savants, et qui remettent en cause la croyance dans une science, facteur de progrès. Et comme la science ne peut pas vraiment « expliquer », on fait appel à une diversité de « mondes sociaux » qui s’expriment à travers les médias, le monde politique, le monde du commerce, le monde économique, le monde associatif, etc., donc à différentes « voix ». Cela porte Dominique Wolton (1997, p. 9) à dire qu’on serait passé de la « vulgarisation » à la « communication », à une situation d’interaction complexe entre « au moins quatre » acteurs, « la science, le politique, la communication, les publics », chacun étant lui-même divisé en sous-groupes. Position que je nuancerai de deux façons en prenant pour exemple la presse quotidienne ordinaire : 1) Le discours de vulgarisation est toujours présent à l’occasion de certains événements - l’éclipse de soleil de l’été 1999, les cyclones de l’été 2004, les tremblements de terre, etc. - lorsque des savoirs établis et reconnus par la communauté scientifique peuvent donner lieu à une explication didactique médiatisée. 2) Mais le discours de vulgarisation, lors du traitement d’événements comme la crise de la vache folle ou les OGM, est rejeté à la périphérie de l’hyperstructure constituée d’une double page, c’est-à-dire dans des glossaires, des encadrés, de l’infographie, etc. C’est la centration des chercheurs sur l’activité de médiation qui leur a fait délaisser un temps les textes à énonciation subjectivisée - éditoriaux, commentaires, chroniques, dessins de presse, courrier des lecteurs, interventions des auditeurs -, qui participent tout autant au traitement de ces événements que les textes à énonciation objectivisée ou à intention de didacticité. Là, de fait, ce que Dominique Wolton appelle la communication semble l’emporter sur la vulgarisation... Mais qu’entend-on par « communication » ?, la présence de sous-groupes d’acteurs différents ?, la façon dont ils s’inscrivent ou dont on représente ce qu’ils disent ? De cela, Wolton ne s’en préoccupe pas. Ce n’est pas la matérialité textuelle qui l’intéresse. Or, ce sont justement les formes de cette inscription qui intéressent une analyse du discours issue des sciences du langage : elles constituent des observables et des moyens d’objectivation du sens des mots et des énoncés ; elles permettent d’établir des liens entre le sens linguistique et le sens social que le discours donne à ces événements, parce que, comme le dit Mikhaïl Bakhtine, tout membre d’une collectivité parlante ne trouve pas des mots neutres, mais des mots « habités » par les voix des autres. Ce sont donc les mots, les constructions et les énoncés qui vont constituer pour nous des lieux d’inscription des relations entre sciences et sociétés dans les médias : c’est en tout cas l’hypothèse que l’on fait, et qui constitue un déplacement considérable de l’objet de recherche si l’on songe aux premiers travaux entrepris par des linguistes sur les relations sémantiques entre les mots des sciences et des techniques. Les lieux d’inscription discursive des relations entre sciences et sociétés dans les médias Dans le traitement médiatique des événements analysés - en particulier la crise de la vache folle et le débat sur les Organismes génétiquement modifiés (OGM) -, on assiste en fait à un déplacement de l’objet de discours : il ne s’agit plus d’« expliquer la science » (Jeanneret 1994), mais plutôt de rendre compte des débats que ces événements provoquent dans les sociétés démocratiques dites « avancées » (Jeanneret 2000). Or, l’hypothèse que l’on fait, en tant que linguiste, est que les relations entre sciences et sociétés s’inscrivent dans la « texture énonciative » des genres discursifs convoqués, dans les mots eux-mêmes, dans les formulations et les constructions, dans les dires rapportés ou imaginés, et donc dans l’histoire à court et à long termes des relations entre science et nature, science et société, qui est elle-même inscrite dans la mémoire des mots et des dires rapportés[7]. L’inscription d’un intertexte plurilogal Si la vulgarisation scientifique utilise toutes les formes répertoriées de discours rapporté[8], qui fonctionnent comme autant d’arguments d’autorité et de gages de scientificité pour rendre crédibles le discours médiatique, elle n’emprunte généralement qu’à une seule voix, celle de la science, et en particulier, celle de la communauté de référence, le fameux « discours source » du domaine considéré. On a pu le vérifier lors d’un travail de recherche collectif sur l’astronomie dans les médias (Beacco 1999). Mais dès qu’on a pris pour objet d’étude les moments discursifs médiatiques rendant compte d’événements tels que la crise de la vache folle, l’effet de serre ou les OGM - Organismes génétiquement modifiés -, la voix de la science s’est trouvé noyée dans une multitude de voix diverses, qui s’inscrivent au fil du texte ou de l’émission (Cusin-Berche 2000). Le fil du texte dans la presse ordinaire est ainsi fracturé de segments hétérogènes, souvent en italiques et/ou entre guillemets, en particulier dans les textes d’information à énonciation objectivisée (Moirand 2001b). Cet « intertexte », qui est ainsi montré, voire exhibé, dans les genres de l’information, est ainsi constitué de voix diverses empruntées à des classes d’énonciateurs différents, qui sont généralement situés, désignés, nommés dans l’encadrement des propos rapportés - exemples 1 et 2[9] : Exemple 1 : Croisade anti-maïs transgénique dans la Drôme. La moisson sauvage (titre, p. 1) Exemple 2 : Les producteurs d’OGM défendent leur droit à la recherche (titre) Le discours médiatique, constitué ici d’un « intertexte plurilogal », semble se contenter de juxtaposer des « voix » qui s’affrontent, et qui appartiennent à des « mondes sociaux » différents - le monde paysan, le monde scientifique, le monde politique, le monde industriel -, eux-mêmes constitués de « communautés langagières » différentes, et qui ont des pratiques discursives particulières, ce qui a plusieurs conséquences sur la circulation des mots et des dires : Ce que l’on cherche alors à mettre au jour, ce sont les conséquences de cette circulation sur le sémantisme des mots et des dires, même si à première vue l’encadrement qui mentionne le statut des énonciateurs cités paraît plus important que ce qui est dit, parce que des mots « émergent » de ces voix qui s’affrontent sous couvert du médiateur scripteur, mots qui charrient avec eux les colorations qu’ils acquièrent au fil de leurs voyages dans les différentes communautés traversées. Des mots spécialisés aux notions émergentes : « mots-arguments » et « mots-événements » On avait noté la difficulté du sigle ESB - encéphalopathie spongiforme bovine - à se diffuser en France, ce qui n’est pas le cas en Grande-Bretagne, au point d’être remplacé par son équivalent médiatique « vache folle », désignant tour à tour l’animal malade, puis la maladie, puis l’événement lui-même. Or, OGM - Organismes génétiquement modifiés - ne connaît pas les mêmes difficultés de diffusion, peut-être parce qu’il permet d’éviter de choisir entre le « M » de « modifié » - terme choisi par Bruxelles - et le « M » de « manipulé » - terme scientifique que les spécialistes emploient, et qui constitue le sens premier des dictionnaires d’usage : Exemple 3 : Qu’est-ce qu’un OGM ? Ce qu’on appelle aujourd’hui manipulation - terme piégé qui disqualifie les nouvelles techniques avant tout débat - en des temps plus optimistes s’appelait tout simplement progrès [...]. Exemple 4 : L’Europe piégée par le colza transgénique (titre, la une) Ainsi, à force de naviguer d’une communauté à une autre, des scientifiques aux politiques, aux écologistes devenus ministres, aux éditorialistes - exemple 3 -, etc., c’est le sens figuré qui l’emporte, à tel point qu’il va finir par se répercuter sur « modifier », dans une sorte de contagion sémantique qui s’étend au fil des différents instants discursifs qui surgissent : on peut observer, dans l’exemple 4, comment les caractérisations glissent de « modifié » à « contaminé », qui rappelle « le sang contaminé », jusqu’à l’étonnante formulation « pollué aux OGM » et à la caractérisation « Frankenstein ». Mais, dans ces voyages qu’entreprennent les mots à travers les communautés, on peut mettre au jour le rôle particulier de ce qu’on a appelé les « notions émergentes », qui se sont banalisées depuis l’affaire de la vache folle jusqu’à dépasser en fréquence les termes scientifiques. Il en est ainsi, par exemple, du « principe de précaution », outil juridique datant des années 1970 et forgé en Allemagne, et qui est bien souvent employé par les politiques et dans les médias comme un équivalent de « prendre des précautions » ou de « mesures de précaution » - ce qui correspond au sens premier des dictionnaires d’usage -, oubliant ainsi au fil de ses voyages, en même temps que ses guillemets, son principe ou son statut d’origine : Exemple 5 : [...] La secrétaire d’État affirme que « le principe de précaution a été parfaitement respecté, puisque nous avons attendu d’avoir les résultats précis et complets du Comité de coordination permanent sur les OGM, qui nous sont parvenus mardi 11 juillet ». « Transparence », « traçabilité », « précaution », « sécurité » sont ainsi dotées d’un fonctionnement discursif paradoxal. Ces notions émergentes finissent par fonctionner comme des arguments dont usent le monde politique, le monde commercial, le monde industriel pour rassurer les consommateurs à propos de tout et de rien : on invoque ainsi le « principe de précaution » à propos de la grippe, les risques d’attentat, les tempêtes, et jusqu’à l’interdiction de chasser avec des chiens à cause de la rage - septembre 2004, dans des bulletins d’information radiophoniques -, ce que stigmatisent d’ailleurs les dessins de presse - Plantu dans Le Monde, Gébé dans Charlie-Hebdo. Les mots que les médias contribuent à faire circuler prennent ainsi au fil de leurs voyages des colorations nouvelles, et reviennent aux médias, colorés des sens nouveaux qu’ils ont acquis en route, et amputés des sens originels qu’ils ont perdus : ce que l’on met au jour, c’est finalement la « mémoire » que le mot transporte, à l’insu parfois des énonciateurs, tel « contaminé » employé à propos du colza et dans lequel un lecteur percevra le rappel du « sang contaminé », auquel le locuteur n’a pas forcément pensé. Ce qu’on a appelé les « mots-événements » sont un autre exemple de ces rappels mémoriels de l’histoire à court terme inscrite dans les mots et les formulations. Ainsi lire, à propos de l’arrivée en France du premier soja transgénique, « Bruxelles n’a pas tiré les leçons de la vache folle » montre que « vache folle », ici sans emphase, renvoie à un événement antérieur de même nature - et non à un animal ayant un comportement anormal, ni même à la maladie. Il en est de même des désignations d’événements que l’on rencontre au fil des textes : le « sang contaminé », « Bhopal », « Tchernobyl », la « vache folle », le « prion », le « plomb dans l’eau », l’« amiante », le « coca-cola contaminé », le « poulet à la dioxine », le « poulet fou », le « poulet belge », les « farines animales », etc. Bhopal, Tchernobyl ne désignent pas les villes du même nom mais ce qui s’y est passé... Or, ces mots-événements forment de surcroît des listes d’événements, parce qu’ils sont inscrits dans des constructions syntaxiques marquant de la temporalité ou de l’analogie : Exemple 6 : De Tchernobyl au sida en passant par le sang contaminé et la maladie de Creutzfeldt-Jakob, la mondialisation se manifeste sous la forme la plus effrayante qui soit, celle de la contamination. Sortes de déclencheurs mémoriels, ces mots-événements, fréquents dans les titres et surtout dans les éditoriaux, les chroniques, les points de vue, tissent ainsi des liens entre des événements qui, pour des scientifiques, n’ont rien en commun. Sinon cette notion de risque et le sens social que l’on y attache dans les sociétés actuelles. Ils nous ont de ce fait renvoyée à la notion de « mémoire discursive », forgée par Jean-Jacques Courtine (1981), après une relecture de Michel Foucault, notion que l’on a retravaillée sur ces corpus particuliers afin de mettre au jour les marques de l’histoire à court et à long termes des rapports entre la science, la nature et la société : Des recherches contemporaines (Foucault, de Certeau) ont mis l’accent sur l’hétérogène, sur l’existence parfois contradictoire de l’objet discursif (Courtine), sur les phénomènes d’incise, de discours transverse (Pêcheux), d’interdiscours. Nouvel axe, en quelque sorte, qui émerge, dans le projet de mise en perspective des processus discursifs : axe vertical où viennent interférer des discours déjà tenus, des discours antagonistes ou des discours voisins, axe enfin où on s’autorise à localiser une « mémoire », en entendant par là, non la faculté psychologique d’un sujet parlant, mais ce qui se trouve et demeure en dehors des sujets, dans les mots qu’ils emploient [...]. Cette mémoire que Michel de Certeau (p. 163) nous décrit comme un « art » et dont il nous dit qu’« elle est régulée par le jeu multiple de l’“altération”, non seulement parce qu’elle ne se constitue que d’être marquée des rencontres externes et de collectionner ces blasons successifs et tatouages de l’autre, mais aussi parce que ces écritures invisibles ne sont “rappelées” au jour que par de nouvelles circonstances », ce qui nous paraît vouloir dire « qu’elle est cette sorte de jeu subtil qui consiste à enrichir des objets que le discours charrie, au hasard de leurs rencontres avec d’autres et à utiliser au mieux suivant les circonstances les colorations que l’objet aura ainsi acquises ». L’inscription de l’histoire au fil des mots et des dires Cette recherche d’une inscription de l’histoire, qui viendrait se glisser « en douce » dans le fil horizontal du discours à travers les discours transverses qui s’y blottissent, constitue un nouveau déplacement des analyses du discours sur la science dans les médias. Je l’évoquerai au travers de la mémoire des mots et de la mémoire des dires, lieux d’actualisation de cette « mémoire interdiscursive » que les médias contribuent à construire. La mémoire des mots Certaines des désignations qualifiantes relatant des faits ponctuels de l’histoire à court terme des OGM - Organismes génétiquement modifiés - inscrivent sémantiquement des positions antagonistes. Ainsi le titre de la une du Monde, « La bataille des OGM est relancée », inscrit à la fois la présence de deux groupes antagonistes et le fait que ce n’est pas nouveau. La métaphore de la guerre est d’ailleurs souvent utilisée pour désigner les débats autour des OGM, en particulier dans les titres de presse ou au fil des articles de commentaire : Exemple 7 : OGM : la résistance s’organise (Le Monde, 2 septembre 1999, titre de la une) OGM, la guerre planétaire (Libération, 21 septembre 1999, titre de la une) La bataille des OGM est relancée (Le Monde, 23 août 2001, titre de la une) Croisade anti-maïs transgénique dans la Drôme (Libération, 27 août 2001, titre de la une) Ce qu’il faut savoir pour comprendre la bataille des OGM (Le Monde, 7 septembre 2001, titre) Or « croisade », comme « fronde » que l’on a relevé dans Le Journal du Dimanche, sont des mots qui nous renvoient à l’histoire à long terme, de même que les désignations qualifiantes « rapportées », en particulier celles utilisées par les pro-OGM pour disqualifier les anti-OGM ou leurs actions - voir également les exemples 1 et 2 supra : Exemple 8 : C’est un comportement d’anarchistes, affirme le chercheur lyonnais (CNRS et INRA) Christian Dumas. Les OGM et les nouveaux vandales La vision, à « Campus », chez Guillaume Durand, jeudi, de deux vedettes actuelles des shows médiatiques, les anciens ministres Claude Allègre et Bernard Kouchner, lancés aux trousses de José Bové condamné à 14 mois de prison ferme, ne manquait pas non plus d’éclat. « On ne se fait pas justice soi-même ! tonne le dégraisseur de mammouth.Onn’estpas au Far-West ! C’est le retour des Vandales ! » Les mots proférésàl’égarddesanti-OGMoudeleursactions- « activistes »,« actionscommandos », « actes de délinquance », « actes “hors la loi” » (exemple 1) ; « obcurantisme », « terroriste », « démarche totalitaire » (exemple 2) ; « anarchistes », « vandales « (exemple 8) - sont tous des mots porteurs d’une histoire, ainsi que de savoirs : ils ne sont cependant ni transparents ni équivalents. Mots qui relèvent de l’activité de nomination du locuteur, ils ne signifient sans doute pas la même chose chez le directeur de Limagrain, le ministre de la recherche, le chercheur lyonnais, le philosophe ou l’épistémologue - renvoyant les vandales à la Terreur - ou Claude Allègre - les assimilant au Far West. Ils signifient peut-être tout autre chose pour ceux qui les entendent, les reprennent, et les remettent en circulation. Ainsi les mots « empilent » au fil du temps des sens différents, ce qui leur donne une épaisseur dialogique qui échappe partiellement à leurs énonciateurs[10]. La mémoire des dires Les rappels mémoriels de cette histoire ancienne des rapports entre la science et la société vont ainsi s’inscrire dans les dires qui circulent à propos de ces événements, des dires qui ne renvoient pas à des paroles réellement prononcées, mais à des paroles qui auraient pu être dites ainsi, à des positions énonciatives, à des clivages idéologiques représentatifs de formations discursives antagonistes (Moirand 2005b). Or, ces dires porteurs de discours transverses viennent se blottir en douce dans des constructions syntaxiques particulières ou dans des formes particulières de l’allusion : Exemple 9 : L’arrivée sur le marché européen du premier aliment génétiquement modifié montre que la leçon de la crise de la vache folle - on ne joue pas impunément avec la nature - n’a pas encore été tirée par l’Union européenne. Car des doutes sérieux persistent sur l’innocuité pour l’homme et pour l’environnement de ces aliments. Exemple 10 : Après la vache folle et le plomb dans l’eau, sans parler, dans un autre domaine, du sang contaminé, il devient difficile, pour les gouvernements, d’autoriser, sans un incroyable luxe de précautions, la mise en circulation d’aliments manipulés. [...] Pourtant, l’intervention humaine sur les cultures - et donc sur les aliments - est vieille comme... l’humanité. [...] Ce qu’on appelle aujourd’hui manipulation - terme piégé qui disqualifie les nouvelles techniques avant tout débat - en des temps plus optimistes s’appelait tout simplement progrès. Les scientifiques et les ingénieurs agricoles contredisent la nature ? C’est la chose au monde la plus... naturelle. C’est pourquoi il faut accueillir avec faveur la décision d’autoriser la culture du maïs transgénique [...]. Exemple 11 : Le bon grain ou l’ivraie Exemple 12 : OGM ou Pandore La communauté scientifique, dans l’état actuel des connaissances, est en effet partagée. Nul ne peut savoir exactement quelles seront les conséquences de ces nouvelles cultures : vont-elles, comme le disent José Bové et les écologistes, créer des dommages irréversibles dans notre cadre naturel ou contribuer à mettre fin à l’utilisation des pesticides et à aider le tiers-monde à sortir de ses crises de famine ? Le Parlement européen semble s’être aligné un peu trop facilement sur la position américaine. Ainsi, dans l’exemple 9, une incise permet au journaliste de glisser le point de vue des partisans de la nature « bonne fée », qu’il ne faut pas contrarier. Dans l’exemple 10, une opposition temporelle - « ce qu’on appelle/s’appelait » - et l’ensemble question/réponse permet d’opposer ceux qui croient dans la science facteur de progrès et ceux qui remettent en cause cette croyance. Ce débat, vieux comme le monde, on le retrouve dans l’exemple 11, où sont successivement inscrites l’histoire à long terme dans les deux parenthèses, puis l’histoire plus récente des antagonismes entre les États-Unis et l’Europe, enfin l’histoire immédiate avec l’allusion au discours de José Bové et à son « coup de gueule ». Dans l’exemple 12, l’interrogation oppose autour de la conjonction « ou » le discours des écologistes, que l’on prête à José Bové, et celui des autres, les pro-OGM, positions antagonistes résumées de façon lapidaire dans le titre : « L’OGM ou la faim ? » (Libération, 13 octobre 2001, cahier de quatre pages). Ces pré-construits qui participent à l’orientation pragmatique des textes de commentaire - éditoriaux, chroniques, titres ou dessins de presse - contribuent à l’explication de ces événements, non pas une explication scientifique mais une explication du sens social que leur donne le commentaire médiatique, qu’il s’agisse de journalistes ou d’autres acteurs convoqués à donner leur point de vue. C’est ainsi que le discours de la science a fait place dans les médias ordinaires à un discours sur les relations entre la science, la nature et la société, débat vieux comme le monde et qui n’est pas près de s’arrêter. Ma conclusion sera brève. Le débat est ouvert sur les déplacements qui s’opèrent dans les travaux sur les discours de la science, sur la science et autour de la science dans les médias. Ce que l’on remarque à propos des mots, c’est que le regard qu’on leur porte a changé en même temps que les mots eux-mêmes : on s’intéresse moins aux mots spécialisés - aux termes - et à leur diffusion, qu’aux formulations émergentes, et aux représentations qu’elles charrient au fil de leurs voyages dans le temps et dans l’espace des médias. Ce que l’on remarque à propos des dires, c’est qu’on s’intéresse moins au discours de la science qu’aux formes discursives qui témoignent dans les médias des relations entre les sciences et la société, et donc aux communautés langagières qui se sentent concernées et qui s’expriment à travers les médias. Ce que l’on remarque à propos des objets d’études que l’on soumet à l’analyse, c’est qu’on prend désormais en compte une grande diversité de genres et une grande diversité de locuteurs, jusqu’à interroger des locuteurs ordinaires pour savoir ce qui reste des discours des médias lorsqu’on les interroge par exemple sur l’alimentation actuelle[11]. Mais de nouvelles interrogations se profilent, à propos de la mémoire des mots et des relations entre discours, mémoire, savoir et histoire et à propos du modèle de communication qu’il faudrait intégrer à l’analyse compte tenu de cette circularité mise au jour des mots et des dires : un schéma circulaire, me semble-t-il, parce que les médias s’adressent aussi à ceux qui les informent et qui sont eux-même demandeurs d’information sur les dires et les opinions des autres. On peut s’attendre de ce fait à de nouveaux déplacements des objets dans les analyses à venir.
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Mais les discours scientifiques et techniques n’ont pas constitué à l’époque un objet d’étude de cette école, qui préférait étudier les discours politiques. Ce n’est que récemment, après un certain nombre de « déplacements », que l’analyse des discours sur la science a repris certains des concepts et des notions de l’ADF, comme on le verra plus loin (par exemple Moirand 2000b). [3]Voir les colloques de l’Association internationale de linguistique appliquée - AILA - ou ceux de l’Association internationale de pragmatique - IPRA - et les textes de Yves Gambier - Finlande -, Elisabeth Gülich - Allemagne -, Greg Myers - Grande-Bretagne -, Bernd Spillner - Allemagne -, cités en bibliographie à titre d’exemple. [4]Situation d’interaction dans laquelle au moins un des participants communique avec une autre langue que sa langue maternelle. [5]Je reprends la distinction de Dominique Maingueneau à propos du « tour ethnolinguistique » de l’analyse du discours (1992, p. 120). [6]On trouve des traces de ces convergences dans les revues comme Discourse Studies, Journal of Pragmatics, Journal of Sociolinguistics, Language in Society, Social Studies in Science, Visual Studies, etc. [7]Ces travaux reposent sur une articulation du « dialogisme » de Mikhaïl Bakhtine avec des notions de l’analyse du discours française (Maldidier 1990), que l’on a de ce fait retravaillées sur ces corpus particuliers, celles de « mémoire discursive » (Courtine 1981) et d’« interdiscours » de Michel Pêcheux (Maldidier 1990), pour qui, comme le rappelle Denise Maldidier (1990, p. 89), « le sujet n’est jamais la source du sens, parce que le sens se construit dans l’histoire à travers le travail de la mémoire, l’incessante reprise du déjà-dit ». Ce positionnement théorique d’une analyse de discours entre langue, discours et histoire n’est pas forcément partagé : pour une vision des courants actuels dans le champ des sciences du langage en France, on peut consulter le Dictionnaire d’analyse du discours (Charaudeau, Maingueneau 2002) ou le numéro 117 de Langages sur « Les analyses du discours en France » (Maingueneau 1995). [8]Formes qui sont aujourd’hui largement décrites (par exemple Lopez Muñoz et al. 2004) [9]Dans les exemples cités, c’est nous qui soulignons en violet. [10]On peut s’interroger par ailleurs sur la « violence » des désignations employées ici si on compare l’arrachage de quelques plants d’OGM à la destruction des tours de New York quelques jours plus tard. [11] « - ben, c’est vrai que c’est [...] les : les : trucs euh modifiés là euh génétiquement modifiés pour beaucoup de gens c’est pas : c’est pas évident hein c’est pas :: parce qu’ils ont pas d’O :: d’O :: : d’OGM Citer cet article : Sophie Moirand, « De la médiation à la médiatisation des faits scientifiques et techniques : où en est l’analyse du discours ? », colloque Sciences, Médias et Société, 15-17 juin 2004, Lyon, ENS-LSH, http://sciences-medias.ens-lsh.fr/article.php3 ?id_article=59
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