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  ENS Lettres et sciences humaines Communication culture et société


Science et idéologie : exemples en didactique et en épistémologie de la biologie

Pierre CLÉMENT
LIRDHIST, université Claude Bernard, Lyon I

 


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Mots-clés : biologie, environnement, idéologie, didactique, épistémologie.

 

Je souhaiterais proposer ici la pertinence d’une approche didactique et épistémologique pour contribuer à l’analyse des rapports entre médias, sciences et société.

L’interaction entre science et idéologie est au cœur des travaux des philosophes des sciences, à partir des écrits des scientifiques. Mais les caractéristiques que les pratiques d’enseignement ou de vulgarisation confèrent à cette interaction sont plus rarement objet de recherches.

J’entendrai ici par « idéologie » à la fois l’idéologie scientifique que Georges Canguilhem (1981), dans le sillon de Gaston Bachelard puis Michel Foucault et Louis Althusser, a magistralement mise en évidence dans l’histoire des sciences de la vie, mais aussi l’idéologie de tout enseignant ou autre médiateur culturel des sciences. C’est l’interaction entre les systèmes de valeurs et les connaissances scientifiques qui nous intéresse. À une époque où l’enseignement et la vulgarisation scientifiques tentent de fonder une nouvelle citoyenneté sur plus de connaissances scientifiques - c’est l’objet même de la priorité 7 du programme cadre de recherche de la Communauté européenne, FP6 -, il est nécessaire de clarifier les limites de ces connaissances, et d’identifier les systèmes de valeurs de ceux qui sont chargés de les diffuser, pour qu’ils en soient moins prisonniers à leur insu, et ne proposent pas aux - futurs - citoyens des discours contradictoires d’un pays à un autre au moment même où se construit, lentement et laborieusement, l’idée d’une identité européenne.

Nouveaux regards de la didactique des sciences

La didactique des sciences s’intéresse aux processus de transmission/appropriation de connaissances scientifiques dans toute situation : aussi bien face à des médias que dans des contextes d’éducation formelle. La didactique ne peut se passer d’une approche épistémologique et historique des contenus scientifiques, ni de l’analyse de leurs enjeux sociaux.

Emprunteuse de démarches et concepts issus d’autres champs des sciences humaines et sociales - sciences de la cognition, sciences du langage, anthropologie, sociologie, psychologie, etc. -, la didactique des disciplines a aussi forgé ses propres démarches et concepts. Ces derniers relèvent de trois approches complémentaires (Clément 1998), que je vais présenter successivement.

Analyse des conceptions des apprenants et des autres acteurs du système éducatif

Dans une perspective constructiviste, il est essentiel d’analyser les conceptions initiales de ceux à qui est destiné un message scientifique - que ce soit dans un contexte scolaire ou autre : pour mieux comprendre leurs difficultés à assimiler ces nouvelles connaissances - analyse des obstacles éventuels à ces acquisitions -, comme pour évaluer les changements conceptuels à la suite d’un apprentissage.

Les conceptions sont ici entendues dans le sens le plus large, 1) en y incluant les motivations par rapport à une question scientifique. Nous savons en effet que ces dimensions affectives sont essentielles aux apprentissages. Si un cours, une conférence ou une exposition scientifique donne à celui qui l’a suivi(e) l’envie d’en savoir plus, de faire des enquêtes, alors c’est gagné ! 2) En les analysant comme l’interaction entre trois pôles : KVP (figure 1).

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Figure 1 : Les conceptions en tant qu’interaction entre les trois pôles KVP

Le pôle K représente les connaissances scientifiques. La référence est ce que les chercheurs publient, mais les connaissances de chacun sont à la fois assez proches, dans leur contenu, de ces connaissances spécialisées, tout en s’en différenciant fortement (voir la partie suivante : « La transposition didactique »).

Or cette personnalisation de l’assimilation individuelle de connaissances s’effectue en fonction des deux autres pôles, P et V. D’une part, c’est l’usage de mes connaissances qui me permet d’en assimiler, retenir, refaçonner tout ce qui est utile à mes pratiques : professionnelles, personnelles et/ou sociales (pôle P). D’autre part, l’attention que chacun porte à des connaissances, l’importance qu’il leur donne, dépend souvent de l’interaction entre ces connaissances et ses propres systèmes de valeurs (pôle V).

C’est l’ensemble de ces interactions qui est l’objet de nos recherches et projets de recherche. La spécificité de ces travaux (au sein du LIRDHIST[1]) est d’utiliser une méthode contrastive :
- d’une part par une approche historique qui permet a posteriori d’analyser l’évolution des connaissances scientifiques sous l’angle de leurs interactions avec les pratiques sociales et avec les valeurs dominantes de chaque époque. L’approche historico-épistémologique s’intéresse aux connaissances des chercheurs - ou plutôt à leurs conceptions = leurs KVP. L’approche historico-didactique analyse celles des enseignants et des autres acteurs du système éducatif, à chaque époque. Elle pourrait aussi être étendue aux acteurs de la médiatisation des sciences ;
- d’autre part par une comparaison de pays à pays, à l’époque actuelle, avec le même objectif - interactions KVP : par exemple, au sein des pays européens, ou tout autour de la Méditerranée, les auteurs des programmes et les enseignants ont-ils les mêmes conceptions sur un certain nombre de questions vives qui font partie des enseignements scientifiques (évolution, sexualité, santé, environnement, éducation civique, etc.) ? C’est l’objet d’un projet européen que je présenterai succinctement, après avoir rapidement exposé deux exemples pris dans nos résultats antérieurs sur l’analyse des conceptions d’enseignants et futurs enseignants de plusieurs pays.

La transposition didactique

L’analyse des processus de transposition didactique, initiée par Michel Verret (1975) a été largement développée depuis par Yves Chevallard (1989) en didactique des mathématiques. Cette approche s’est depuis élargie à la didactique de diverses disciplines scientifiques (Astolfi et al 1997), et elle s’est avérée utile à l’étude des processus de médiatisation (Clément 1998) ; un exemple sur les cerveaux d’hommes et de femmes sera présenté ci-dessous.

Alors que la transposition didactique externe s’intéresse aux processus de sélection des contenus qui vont être enseignés - ou médiatisés -, la transposition didactique interne analyse comment s’effectue ensuite cette transposition.

Le schéma de la transposition didactique a été profondément remodelé durant ces dernières années. Les références de ce qui doit être enseigné ou médiatisé sont loin d’être réduites à ce que Chevallard (1989) appelle le « savoir savant ». Jean-Louis Martinand (2000) a montré l’importance des pratiques sociales de référence. Et j’ai pour ma part insisté sur les valeurs de références, proposant le tripôle KVP - connaissances, valeurs, pratiques - (voir figure 1) pour analyser d’une part les références initiales de la transposition, d’autre part les programmes et manuels scolaires (Clément 1998, 2001a).

Ce faisant, mes recherches sur la transposition convergent avec celles sur les conceptions, ces dernières concernant les différents acteurs du système scolaire - concepteurs des programmes, auteurs des manuels scolaires, enseignants et futurs enseignants.

Là encore, nous développons cette approche avec les deux dimensions contrastives : historique (Quessada, Clément 2004a, 2004b ; Bernard, Clément 2005), et internationale - par exemple en comparant les programmes tunisiens et français (Mouelhi, Clément 2004) ou ceux de dix-neuf pays, dont treize pays européens : projet de recherche Biohead-Citizen que je présenterai ci-dessous.

Les situations didactiques

L’analyse des situations didactiques a elle aussi été largement développée et théorisée en didactique des mathématiques (Brousseau 1986, 1998), avant d’être reprise par la plupart des didactiques de disciplines. C’est un champ de la recherche en didactique qui s’est beaucoup développé durant ces dernières années - situations-problèmes, pédagogie de projet, etc. Une tendance actuelle de ces recherches est de croiser les regards de spécialistes de différentes disciplines - linguistes, didacticiens de diverses disciplines, etc. - pour analyser les interactions verbales lors de séquences d’enseignement (voir par exemple Péterfalvi, Jacobi 2003-2004). L’ensemble de ces perspectives est bien sûr fort intéressant pour la médiatisation des sciences, même si les situations didactiques relevant de la confrontation à un média - émission de télévision, lecture d’un article, visite d’une exposition, etc. - diffèrent largement des situations scolaires. Mais je n’y reviendrai pas dans les lignes qui suivent.

Analyse comparative des conceptions d’enseignants

Les conceptions craniologiques d’enseignants et étudiants sur les cerveaux d’hommes et de femmes

En 1861, Paul Broca, éminent neurobiologiste et chef de file de la craniologie, mesura le poids des cerveaux d’hommes et de femmes, ces derniers étant nettement moins lourds. Broca mit en relation cette « infériorité physique » avec ce qui était admis à cette époque : l’« infériorité intellectuelle » des femmes. Cent vingt ans après, Stephen J. Gould (1983) a réanalysé les données originales de Broca, et montré que les différences de poids de ces cerveaux étaient d’abord liées à la taille des individus, puis à leur âge, puis à la présence ou absence de méninges, etc. : le paramètre sexe n’intervient pas ! Par ailleurs, d’autres travaux ont prouvé que, dans l’espèce humaine, il n’existe aucune relation entre le poids du cerveau et l’intelligence (synthèse dans Vidal 2001).

Mais plus d’un siècle de croyances craniologiques a marqué des générations d’enseignants et de journalistes scientifiques, ainsi que leurs élèves ou publics ; il s’est inscrit dans notre langage quotidien - « grosses têtes », etc. Les conceptions des enseignants ont-elles pour autant évolué de la même façon dans tous les pays ?

Nous avons mené une enquête, dans plusieurs pays européens ou méditerranéens. Le tableau 1 ci-dessous récapitule la fréquence d’arguments craniologiques mentionnés par les personnes interrogées, en réponse à une question sur les différences entre cerveaux d’hommes et de femmes.

 

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Tableau 1 : Fréquence des arguments craniologiques en réponse à une question sur les différences éventuelles entre cerveaux d’hommes et de femmes

Il ressort de ces résultats que l’argument craniologique (poids et/ou taille du cerveau lié aux performances cérébrales dans l’espèce humaine) est encore très présent dans certains pays, alors même qu’il n’a plus aucun fondement scientifique : cette thèse est désormais uniquement idéologique. Cet exemple montre que :
- le discours des scientifiques peut ne pas être dénué d’une idéologie ici mise en évidence avec le recul historique ;
- quand l’idéologie sexiste est largement nourrie de ces discours scientifiques, elle peut résister aux nouvelles démonstrations scientifiques. En particulier dans certains contextes sociopolitiques, particulièrement au Liban (où un enseignant ou étudiant sur deux invoque cet argument, quelle que soit sa discipline), et en Tunisie (un enseignant sur trois ;
- dans ces derniers cas, et de façon plus générale, la formation des enseignants et futurs enseignants mériterait d’être attentive à ces interactions entre science et idéologie. Il en est de même pour la formation des journalistes et autres médiateurs scientifiques.

Notons enfin que l’idéologie déterministe dont témoigne cet exemple sur la craniologie, se retrouve dans bien d’autres domaines très médiatisés, qu’ils soient scientifiques ou non : la prédestination divine, l’astrologie, la chiromancie, la physiognomonie relayée par la morphopsychologie, l’iridologie, etc., et plus récemment le déterminisme génétique.

Nous sommes pourtant à l’heure où les scientifiques proclament la « fin du tout-génétique » (Atlan 1999 ; Kupiec, Sonigo 2000), à l’heure où le séquençage du génome humain montre que nous sommes loin de posséder les 150 000 gènes initialement escomptés, et que nous en avons moins de 25 000 (deux fois moins que le riz ou la rose), à l’heure où l’importance des processus épigénétiques commence à être reconnue : épigénèse cérébrale mais aussi épigénèse de l’ADN et lors de la synthèse des protéines. Les journalistes ne commencent que très timidement à diffuser ces nouvelles approches de la complexité qui contestent l’idéologie réductionniste du tout-génétique (voir par exemple le hors-série de Sciences et Avenir, 136, 2003). Mais les programmes et manuels scolaires sont jusqu’ici restés plus timides[2], continuant par exemple à enseigner la notion pourtant très contestée de « programme génétique » (Abrougui, Clément 1997b ; Forissier, Clément 2003a).

Une comparaison entre la France, le Portugal et l’Allemagne : les conceptions de futurs enseignants sur la nature et l’environnement[3]

Nous avons interrogé des futurs enseignants de deux disciplines : biologie et histoire. Nos échantillons ont été les suivants :

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Les réponses des trois cent treize personnes interrogées à trente questions fermées (soit quatre-vingt-huit modalités possibles, qui constituent les quatre-vingt-huit colonnes du tableau qui a trois cent treize lignes) ont été traitées par ACM (Analyse des Correspondances Multiples ; logiciel ADE 4).

L’ACM met en évidence trois systèmes de valeurs. Nous les avons nommés : pôle écolocentré, pôle anthropocentré et pôle spirituocentré. Le tableau 2 récapitule ces résultats. De façon totalement inattendue, les échantillons de biologistes diffèrent très nettement d’un pays à un autre, plus des deux tiers étant dans chaque pays caractérisés par l’un des trois systèmes de valeurs. En revanche, il n’y a pas de différence entre les trois pays en ce qui concerne les échantillons d’historiens : ils se répartissent, dans les trois cas, pour moitié dans le pôle anthropocentré, et pour moitié dans le pôle spirituocentré.

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Tableau 2 : Bref résumé des résultats de l’ACM sur des futurs enseignants de trois pays européens

Plusieurs hypothèses sont possibles pour interpréter cette interaction étonnante entre formation disciplinaire, origine géographique et systèmes de valeurs :
- la formation des biologistes ne prenant pas en compte explicitement les valeurs, rend les biologistes plus perméables aux valeurs du contexte socioculturel de chacun de ces pays ;
- la formation des biologistes, tout en se prétendant objective, dénuée de valeurs, véhicule peut-être à son insu un système de valeurs qui serait alors différent selon les trois pays ;
- a contrario, la formation des historiens les sensibilise explicitement à l ’importance des valeurs ; dès lors, ils les assumeraient plus en fonction de leur formation qu’en fonction du contexte national : ce qui suggérerait que la formation des historiens les sensibiliserait aux mêmes valeurs dans les trois pays auxquels nous nous sommes intéressés (France, Allemagne, Portugal) ;
- une des valeurs partagée par les historiens des trois pays pourrait être la critique de l’utilisation historique d’arguments biologiques pour justifier des idéologies insoutenables - racisme, nazisme, sexisme, etc. Ils rejetteraient donc toute biologisation des comportements humains. Leur conception d’une biologie très déterministe - donc dangereuse - et leur formation scientifique insuffisante pour moderniser cette conception de la biologie - ce dont témoigne l’absence de cycles dans leur schéma d’un écosystème - les conduiraient alors à rejeter le pôle écolocentré.

Nos résultats ouvrent donc des hypothèses qui méritent d’être testées sur des échantillons plus diversifiés, ce qui va être prochainement entrepris dans le cadre du projet européen présenté ci-dessous.

Analyse comparative de documents scientifiques

Un exemple dans une publication scientifique primaire : les cerveaux des hommes et des femmes

En février 1995, la célèbre revue Nature reprenait en couverture de son numéro 373 deux images de coupes de cerveau humain, avec différents niveaux de gris sur lesquels se détachent quelques taches rouges, symétriques sur une des coupes, d’un seul côté sur l’autre. Sous ces images, une seule légende en gros caractères : gender and language. À côté du sommaire, un commentaire présente cette image : [...] A long-suspected sex difference in the functional organization of the brain for language is confirmed [...]. Le titre de la publication est : « Sex differences in the functional organization of the brain for language  » (Shaywitz et al. 1995).

Les journalistes ont largement repris le message illustré par cette image spectaculaire, dont j’ai analysé qu’il est plus idéologique que scientifique (Clément 1997, 2001b). Ils ont expliqué que le cerveau est à l’origine des performances cérébrales telles que le langage, et que les différences de latéralisation observées seraient à l’origine de caractéristiques spécifiquement masculines ou féminines.

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J’ai analysé de façon détaillée ces articles dans différentes revues de vulgarisation scientifique. Je ne présente ici que deux points.

Tout d’abord, les neurobiologistes savent aujourd’hui que le cerveau humain naît immature, et qu’il se configure progressivement par épigénèse cérébrale au cours de laquelle des réseaux neuronaux se stabilisent progressivement en fonction de l’expérience individuelle (voir par exemple Changeux 1983, 2002 ; Edelman 1987 ; Fottorino 1998).

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La relation entre le cerveau et le langage est à double sens, incluant la rétroaction de l’épigénèse cérébrale généralement oubliée par les journalistes et, ce qui est plus inquiétant, par les éditeurs de la revue Nature. Une éventuelle différence de latéralisation entre cerveaux d’hommes et de femmes ne prouve pas que ce serait une donnée biologique de naissance[4]. Elle peut tout aussi bien être la conséquence de comportements différenciés. Le commentaire de la revue Nature - « A long-suspected sex difference  » - est donc plus idéologique que scientifique.

Une lecture attentive de cet article de la revue Nature (Clément 1997, 2001b) montre également que les résultats concernent aussi une absence de différence entre cerveaux d’hommes et de femmes pour les deux autres fonctions testées - nommées « orthographiques » et « sémantiques » par les auteurs - ; et que la différence « phonologique » est à peine significative au seuil de 5 %. La spectaculariser par le choix du titre et des illustrations, et par la reprise en couverture, relève donc de choix idéologiques, qui sont assumés par les éditeurs mêmes d’une publication primaire aussi prestigieuse. Comment s’étonner ensuite que les journalistes scientifiques aient repris ce message idéologique clair, sans distance critique sur ses fondements scientifiques - difficiles à appréhender ?

Le projet d’une analyse comparative des manuels scolaires dans dix-neuf pays

C’est à partir de tels constats que nous avons rédigé un projet européen, Biology, Health and Environmental Education for better Citizenship, dont le financement vient d’être obtenu[5].

Son objectif principal est d’analyser les interactions entre connaissances scientifiques et systèmes de valeurs dans des enseignements relatifs à des thèmes sensibles de biologie, santé et environnement - ces thèmes incluent par exemple l’enseignement des théories de l’évolution, l’éducation à la sexualité, etc. Comment ces interactions se manifestent-elles dans les programmes et les manuels scolaires du primaire et du secondaire, ainsi que dans les conceptions des enseignants et futurs enseignants sur ces questions ? En fonction de quels paramètres varient-elles : contexte socio-économique, culturel, religieux ; histoire récente du pays ; discipline ou thèmes enseignés ; âge, sexe, militantisme, croyances des personnes interrogées ; etc. ?

Nous analyserons les conceptions des enseignants et futurs enseignants, du primaire et du secondaire (biologie et histoire) en utilisant un questionnaire strictement identique pour tous les pays, qui pourra être complété dans chaque pays par quelques questions plus spécifiques du contexte local. La plupart des items du questionnaire transversal ont été testés au cours de recherches antérieures menées dans mon équipe (voir par exemple la partie « Une comparaison entre la France, le Portugal et l’Allemagne : les conceptions des futurs enseignants sur la nature et l’environnement » ci-dessus et pour certaines questions sur l’environnement : Forissier, Clément 2003b).

Dans tous les pays concernés, nous effectuerons une analyse critique des programmeset des manuels scolaires - actuels et, chaque fois que possible, durant ces dernières décades - en utilisant les mêmes grilles d’analyse. La réalisation de ces grilles est actuellement en cours, et il est encore trop tôt pour que nous présentions des résultats.

La particularité de ces grilles, par rapport à celles qui ont jusqu’ici été utilisées pour analyser des manuels scolaires, est qu’elles seront fortement spécifiques des contenus analysés, ce qui est caractéristique d’une approche didactique. Certes, elles utiliseront des méthodes classiques d’analyse des discours, par exemple la technique des termes pivots définie par Z. H. Harris (1953) et développée par Jacobi (1987). Mais, pour l’essentiel, elles seront spécifiques de chaque contenu analysé, en fonction d’une approche épistémologique et didactique préalable. Seules ces approches sont à même d’identifier, en plus du contenu explicite, d’une part les lacunes - ce qui pourrait ou devrait être présent, mais n’y est pas -, d’autre part les messages implicites - liés à l’interprétation des messages : ceux qui passent ; ceux qui ne passent pas, ou moins bien ; et ceux qui sont absents.

Par exemple, pour les chapitres sur la reproduction et la sexualité humaines, nous serons particulièrement attentifs aux illustrations - ce qui est montré, ce qui ne l’est pas, ce qui est légendé, ce qui ne l’est pas - et à la présence ou absence de certaines informations : sur le plaisir, l’orgasme, le clitoris, ainsi que sur les maladies sexuellement transmissibles, et la nature des recommandations qui sont ou non présentes à ce propos, etc.

Nous avons déjà réalisé certaines analyses didactiques de manuels scolaires sur les chapitres de génétique humaine (Abrougui, Clément 1996, 1997a). Les grilles d’analyse étaient : la nature des illustrations, la catégorisation des exemples cités, les champs scientifiques présents - diverses disciplines au sein de la génétique humaine -, les mots-clés, leurs occurrences et leur difficulté de compréhension. Au total, cette analyse comparative très précise de plusieurs manuels français et du manuel tunisien, pour les trois niveaux scolaires abordant la génétique, a mis en évidence un implicite idéologique assez fort : l’absence de l’interaction entre le génome et son environnement. Cette absence, porteuse à l’insu des auteurs d’une idéologie déterministe - voir plus haut -, était justifiée par un désir de simplification autour du message effectivement essentiel du déterminisme du phénotype par le génotype.

Les analyses de manuels que nous allons entreprendre dans dix-neuf pays s’intéresseront à ces simplifications réductrices, et à leurs implicites idéologiques : par exemple : un gène -> un caractère ; un microbe -> une maladie ; un stimulus -> une réponse ; etc. Seront aussi identifiées les valeurs explicites ou implicites sur la santé - vision médicale de la santé, curative ou préventive, ou éléments de promotion de la santé -, les valeurs sur la nature et sur l’environnement, etc.

Georges Canguilhem (1981) ouvre l’avant-propos de son ouvrage Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie par cette phrase : « Se tromper est humain, persévérer dans l’erreur est diabolique. »

Bibliographie :

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[1] LIRDHIST : Laboratoire interdisciplinaire de recherche en didactique et en histoire des sciences et des techniques, EA 1658, université Claude Bernard - Lyon I.

[2] À la suite des travaux de notre équipe, les nouveaux programmes français de biologie ont intégré, en particulier au lycée, l’interaction entre le génome et son environnement, ainsi que des notions sur la plasticité cérébrale.

[3] Voir Forissier, Clément 2003b.

[4] Jean-Pierre Changeux (2002) reproduit des images de cerveaux de jumeaux homozygotes montrant une différence de latéralisation au niveau du planum temporale : l’un était droitier, l’autre gaucher, tout en étant génétiquement identiques.

[5] Specific Targeted Research N° 506015, dans le cadre du FP6 (Sixth Framework Programme), Priorité 7 (Knowledge-based Society and Economy). Disposant d’un budget d’un million d’euros pour trois ans (octobre 2004 à octobre 2007), il concerne dix-neuf pays :
- les trois coordinateurs : Graça Carvalho (Portugal), Pierre Clément (France-Lyon) et Franz Bogner (Allemagne) ;
- six équipes du cooperative group : France-Montpellier, Italie, Estonie, Chypre, Liban, Tunisie ;
- et onze équipes formant le applicant group : Royaume-Uni, Finlande, Lituanie, Pologne, Hongrie, Roumanie, Malte, Algérie, Maroc, Sénégal et Mozambique.
Deux colloques internationaux sont prévus à l’issue de ce projet de recherche, l’un pour la communauté scientifique, largement ouvert aux chercheurs qui n’auront pas été impliqués dans ce projet européen ; l’autre à Bruxelles, pour les décideurs des instances européennes, mais aussi internationales, et nationales - pour les dix-neuf pays concernés par le projet. Nous espérons ainsi que les recherches entreprises déboucheront sur des propositions qui auront un impact.


Citer cet article : Pierre Clément, « Science et idéologie : exemples en didactique et en épistémologie de la biologie », colloque Sciences, Médias et Société, 15-17 juin 2004, Lyon, ENS-LSH, http://sciences-medias.ens-lsh.fr/article.php3 ?id_article=58

 

 
     
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